J’avais un projet un peu fou, nous faire découvrir à
nous lecteurs des nouvelles inédites. Après quelques échanges de mails, j’ai
vue mon rêve se réaliser. C’est ainsi que plusieurs auteurs ont répondu
présent.
La nouvelle intitulée Les pétales jaunes de Panarea
que vous découvrez aujourd’hui a été écrite par Gilles Paris son dernier roman
l’été des lucioles est un succès en librairie.
Gilles Paris avec cette nouvelle, nous plonge une
nouvelle fois dans le monde de l’enfance, il est question des souffrances d’une
petite fille qui a perdu sa mère à sa naissance et un père absent dans sa
présence.
Gilles Paris est né le 5 avril 1959 à Suresnes (92),
en 1991, il publie son premier roman Papa et maman sont morts aux
éditions Point-Virgule (Seuil), réédité en Point-Seuil en 2012. En 2002 Autobiographie
d'une Courgette sort chez Plon pour lequel Gilles Paris reçoit le Prix
de la Mairie du XVIIème. Au pays des kangourous, son
troisième roman est publié aux éditions Don Quichotte en 2012, son dernier roman L'été des Lucioles publié en 2013 aux Editions Héloïse d’Ormesson
Les pétales jaunes de Panarea.
À Vanessa Paradis
Love
Song / Le Rempart
Maman
est morte quand je suis née. Comme je ne l’ai pas connue, je n’ai pas de
chagrin. Je regarde parfois des photos : c’est une belle étrangère aux
cheveux longs qui sourit à papa. Ses yeux sont aussi bleus que la mer, ici, à
Panarea, en Sicile, où je vis avec papa qui n’a jamais voulu retourner en
France. Maman est enterrée à Stromboli ; une tombe entre les hautes herbes
qui cachent les fleurs que papa dépose chaque semaine. De belles roses jaunes
qui respirent la mer au loin avant de se faner, laissant leurs pétales flotter
dans l’eau croupie qui sent l’œuf pourri. Je tiens papa par la main et je ne
ressens rien. Maman est sous terre et je n’ai du chagrin que pour les pétales
de roses jaunes.
J’ai
grandi trop vite sur cette île où personne ne fait vraiment attention à moi. À
la réception, je donne les clés et le courrier aux clients de l’hôtel. Parfois
je monte les télégrammes jusqu’aux chambres. Je n’ai pas le droit d’y entrer.
Juste sonner, ou glisser le pli sous la porte. Seul Matheo m’aime bien, mais il
est très vieux, et n’a plus l’âge de jouer ou de courir avec moi. Il m’offre
des poupées que je cache sous mon matelas. Son uniforme est toujours
impeccable, il parle plusieurs langues et tout le personnel de l’hôtel tremble
quand il fait sa grosse voix. Papa vit dans sa chambre, une suite au dernier
étage avec vue sur la mer où il ne se baigne jamais. Depuis que maman est
morte, papa ne fait plus rien, à part boire du vin blanc et me gronder comme si
j’étais à ce point désobéissante. Pourtant je le regarde avec douceur, même
quand il est en colère. Si maman est morte, c’est à cause de moi. Je l’ai
deviné toute seule. Si je n’étais pas venue au monde, papa et maman seraient
repartis vivre en France et je n’aurais pas à donner les clés à des clients qui
font autant attention à moi que la poussière sous un meuble. Le mercredi, Mme Agostino
m’apprend l’italien, l’histoire, les mathématiques et la géographie. Cette
vieille bique a une voix aiguë, qui me fait penser à un ongle griffant le
tableau. Je m’applique sur mes leçons pour ne pas entendre les grognements de
papa qui m’a pourtant promis un vélo pour mes dix ans si je retiens tout. Mme Agostino
n’a pas d’enfant et elle n’en veut pas. Elle dit que ça coûte trop cher. Et
elle regarde ma chambre comme si je ne la méritais pas. Le soir, j’aime bien
m’asseoir sur la terrasse et fixer le volcan. Si j’avais une baguette magique,
je le réveillerais et toute sa lave ferait disparaître notre île et moi avec. Des
fois, je parle aux buses qui se posent sur la rambarde de ma terrasse. Je leur
dis que je m’appelle Alice, je leur demande si elles veulent bien être mes amies.
Je ne sais pas si les oiseaux ont des oreilles. Parfois la buse incline sa tête
comme si elle était mon amie, mais elle s’envole aussitôt et moi, je ne sais
pas voler. Je joue aussi avec les poupées que Matheo m’a offertes. Je leur lave
les cheveux avec le shampoing de l’hôtel, celui dont je devrais me servir plus
souvent d’après Mme Agostino qui dit que mes poupées sont plus propres que moi.
Ce
matin, j’ai donné deux nouvelles clés à Mme de Valère et à son fils, Solal. La 27
et 28, deux chambres communicantes. Solal s’est retourné avant de disparaître
dans l’ascenseur et m’a sourit. Je n’ai pas l’habitude. Matheo qui a des yeux
dans sa poche m’a fait un clin d’œil et m’a dit : « Fais-t-en un
ami ». En fin d’après-midi, Solal est descendu à la réception et m’a
demandé si je voulais bien me promener avec lui. Matheo a dit oui avec la tête
et je suis sortie avec Solal. À Panarea, il fait toujours beau. Les rues sont blanches
et la chaleur écrasante. Personne ne s’y promène à part les chats. J’ai dit à
Solal que nous étions des chats et cela n’a pas eu l’air de l’étonner.
J’entendais nos pas sur le sol et la voix de Solal qui voulait tout connaître
de moi.
— Maman est morte quand je suis née. Papa boit du
vin blanc. À l’hôtel, je donne les clés et le courrier. La buse est mon amie. Matheo
et ses poupées aussi. Voilà, tu sais tout.
— Moi, papa est mort d’un cancer. Maman boit trop de
Champagne. Je vais à l’école Notre-Dame Saint-Roch à Paris. J’ai des tas
d’amis, je t’apprendrais. Voilà, tu sais tout.
Je me
suis arrêtée pour ne plus entendre mes pas. J’ai regardé Solal. Ses yeux
étaient aussi bleus que ceux de maman en photo. Il portait un short et une
chemise blanche trop grande pour lui, une chemise de papa. Ses cheveux étaient
coupés en brosse, ses oreilles petites ; je m’étonnais qu’elles entendent
quoi que ce soit.
— Comment tu sais que j’ai besoin d’amis ?
— Je l’ai su tout de suite à tes yeux. Ils sont
tristes.
J’ai
repris la marche. Solal a pris mes petits doigts dans les siens et je me suis
laissée faire. C’était comme si je tenais le soleil par la main. Tant pis si ça
me brûlait de partout. En bas de la rue, nous sommes arrivés à la plage ;
nous ne pouvions aller plus loin. J’aurais aimé marcher sur l’eau avec Solal et
disparaître avec lui de l’autre côté de l’horizon. Mais Solal a fait demi-tour
et nous sommes retournés à l’hôtel. Le soir, j’ai dîné seule dans ma chambre,
et je suis allée embrasser papa avant de me coucher. Je l’ai trouvé allongé sur
le canapé, sa bouche grande ouverte, en caleçon et tee-shirt, une bouteille de
vin blanc à la main, serrée contre lui comme un doudou. J’ai refermé sa bouche
et attrapé la bouteille que j’ai rangée à côté des autres. Puis j’ai déposé un
baiser sur son front et j’ai dit : « Bonne nuit papa ». Je me
suis assise sur ma terrasse et j’ai sifflé mon amie la buse. Elle est apparue
dans le noir et s’est agrippée à la rambarde. Je lui ai parlé de Solal et de
son papa mort et la buse a incliné sa tête comme si elle comprenait tout.
Le matin suivant, Louise de
Valère, chambre 27, m’a demandé au téléphone de monter dans sa chambre. Je lui
ai répondu que je n’avais pas le droit d’entrer dans les chambres des clients
de l’hôtel. Matheo a fait sa grosse voix et j’ai ajouté qu’on venait de me
donner l’autorisation de la rejoindre. Sa chambre était aussi grande que la
mienne et donnait sur le volcan Stromboli. La maman de Solal a commandé un
chocolat chaud que j’ai bu sans rien dire. Je sentais son regard sur moi, très
doux, comme un papillon qui hésitait à se poser et voletait tout autour de moi.
— Solal m’a dit que tu étais une petite fille étonnante.
— Je n’ai rien d’étonnante, Madame. Ah si ! Peut-être :
je parle aux buses.
— Comment ça, tu parles aux buses ?
— Ce sont mes amies, Madame.
— Appelle-moi Louise.
— Je vais essayer, Madame.
Une
odeur douce montait en moi et me chatouillait les narines. Un parfum à la fois
sucré et fleuri. Peut-être était-il enfermé dans un de ces flacons que
j’apercevais sur la table basse. Ce pouvait être, aussi, une odeur de maman.
Après tout, je n’en savais rien. La main de Mme de Valère s’est posée sur mon
bras.
— Ton père accepterait-il que tu dînes avec nous ce
soir ?
— Je ne sais pas, Madame. Je vais demander à Matheo.
— Pourquoi pas à ton père ?
— Parce qu’il ne sait pas me dire oui.
Et je
me suis enfuie. J’ai marché longtemps sans savoir où j’allais. Je pensais à Matheo
qui allait me disputer en rentrant. J’ai su en traversant toutes les ruelles de
Panarea que mes pas me conduiraient au port. J’ai pris un bateau jusqu’à
Stromboli et je suis allée voir maman. C’était la première fois que je m’y
rendais seule. J’avais en tête le parfum obsédant de Mme de Valère, mais il
s’effaçait dans ce paysage d’herbes hautes et d’eau croupie qui sentait l’œuf
pourri. J’ai fermé les yeux sur quelque chose de beau, ses yeux bleus, comme
ceux de Solal, et j’ai dit à voix haute : « Prends-moi dans tes
bras ». Le vent s’est levé au même moment et m’a enveloppé dans son
souffle tiède.
À
l’hôtel, Matheo ne m’a pas disputé. Il m’a dit :
—Fais-toi belle. Mme de Valère t’attend à vingt
heures. Ton père est d’accord.
Sur
mon lit m’attendait un carton aussi grand que moi, avec un petit mot accroché
par un bout de scotch. J’ai reconnu l’écriture de papa, toute de traviole,
comme si elle buvait autant que lui. Le mot disait : « Pardonne-moi.
Ton père. » Dans le carton, il y avait une robe de princesse trop belle pour
moi. C’est à peine si j’osais la regarder. Quant à la toucher ! Mes mains
étaient trop noires. J’ai disparu dans la salle de bain. J’ai frotté comme si
je voulais disparaître sous l’eau et le savon. J’ai même lavé mes cheveux mieux
que mes poupées. Une fois la robe sur moi, j’ai osé me regarder dans le miroir,
derrière la porte. J’ai fait un bond en arrière. Et je me suis rendue chambre
27, pieds nus. Solal m’a ouvert la porte. J’ai vu dans ses yeux bleus que la
robe lui plaisait, et mes pieds nus aussi. La table était dressée sur la
terrasse, avec nappe blanche, porcelaine, argenteries et verres à pieds. Je ne
me souviens pas du contenu des assiettes, ni de tout ce qu’on s’est dit ce
soir-là, Louise de Valère, Solal et moi. Il me semble que mon amie la buse
s’est posée un instant sur la rambarde, puis elle s’est envolée, rassurée par
mes nouveaux amis. C’est au dessert, une tarte au chocolat toute fondante
au-dedans, que Louise m’a annoncé qu’elle repartait en France le lendemain
matin avec Solal. J’ai laissé la petite fourchette suspendue au-dessus de ma
bouche et le chocolat a coulé sur ma robe de princesse. J’aurais voulu que les
buses m’emportent dans la nuit noire et me lâchent au-dessus du volcan pour
disparaître à jamais.
— Ne t’inquiète pas, m’a dit Louise, bientôt, tout
va changer pour toi.
Je n’ai pas osé lui dire que bien
sûr, tout allait changer après leur départ. Comme les petites lumières qui
s’éteignent les unes après les autres sur l’ile d’en face, quand tout le monde
dort, à part moi.
— Ne fait pas cette tête, ma petite, a insisté
Louise. Je suis la sœur de ta maman et je lui ai fait une promesse que je vais
tenir.
—Quelle promesse ?, j’ai demandé, tout en cachant
la tache de chocolat et le mot maman
dans les replis de ma robe de Princesse.
— Celle de veiller sur toi. Je l’aurais fait plus
tôt si je n’avais pas dû rester auprès de l’homme que j’aimais qui s’éteignait
un peu plus chaque jour.
Solal a soufflé toutes les
bougies sur la table et s’est caché dans l’obscurité. J’ai respiré très
profondément et j’ai demandé : « elle était belle, n’est-ce
pas ? »
— Oui, a répondu Louise. Et aussi sauvageonne que
toi. Une vraie tête de mule.
J’ai senti la main de Solal dans
la mienne et le sourire de Louise m’a avalé toute entière. Ici, à Panarea, les
mules transportent les bagages des clients de l’hôtel. Une vraie tête de mule. Et moi, qu’est-ce que je portais de si
lourd qu’il me soit impossible de m’en débarrasser ?
—Tu vas venir nous voir à Paris cet hiver. Et
crois-moi, ton père va te surprendre à partir de maintenant. Ce matin, nous
avons eu, ensemble, une très longue conversation. La robe est juste un nouveau
départ entre vous deux.
À ce
moment-là, j’ai pleuré longtemps. Jamais je n’aurais pu imaginer que j’avais
autant de larmes en moi. J’ai senti les bras de Louise et de Solal qui se
refermaient sur moi et c’était encore plus doux que le vent de Stromboli.
Je ferme les yeux un instant.
Le
visage de Solal apparaît, avec ses yeux bleus comme ceux de maman. Il est parti
avec sa mère si tôt le lendemain matin, que je ne les ai pas vus reprendre le
bateau. Le mercredi suivant, Mme Agostino n’est pas venue à l’hôtel. Papa m’a
dit le jour même qu’elle ne reviendrait plus et que dorénavant ce serait lui
qui me donnerait les cours. Je n’ai pas eu à m’appliquer car entendre papa me
parler de mathématiques relevait pour moi de la magie. Me parler tout court. J’ai
tout retenu d’un coup. Et pas une seule fois, je n’ai pensé au vélo, promis
pour mes dix ans. Le soir, on a dîné dans un petit restaurant de Panarea. La
première fois, avec papa. Je portais la robe de princesse, sans la tache de
chocolat. Pourtant, il me semblait que le mot maman s’y cachait encore. J’avais
mis des ballerines pour qu’il ne grogne pas. Ma main dans la sienne, immense,
avait disparu. On a commandé du poisson. Le serveur a proposé la carte des vins
et papa a répondu : « Non, merci. Une grande bouteille d’eau plate,
s’il-vous-plaît. » J’ai regardé au loin le volcan endormi. J’étais
heureuse de ne pas avoir eu de baguette magique pour le réveiller. Papa m’a dit
doucement : « Tu lui ressembles tant ».
La vie, enfin, commençait.
Peut-être même que papa acceptera
de me parler encore de cette belle étrangère aux yeux bleus et alors, j’aurai
du chagrin et ce ne sera plus pour les pétales de roses jaunes. Et je
raconterai tout à mon amie la buse, en attendant de retrouver Louise et Solal
cet hiver, à Paris, où nous fêterons tous Noël ensemble, avec un sapin immense
et des tas de cadeaux. Les cadeaux, en fait, je m’en fiche. Tout comme le vélo
pour mes dix ans. Le plus beau cadeau me regarde chaque jour comme s’il me
voyait pour la première fois. Et cet hiver, nous quitterons l’ile ensemble pour
nous retrouver tous en famille. Bien sûr la belle étrangère aux yeux bleus ne
sera pas avec nous, mais je sais que je ne pourrais plus voir de pétales sans
penser à elle, surtout depuis que papa m’a dit qu’elle adorait marcher pieds
nus et parler aux buses, tout comme moi.
Gilles Paris
Dernier roman paru : L’Été des lucioles Editions Héloïse d’Ormesson
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indiquant la biographie de l’auteur.