Auteur: Abnousse
Shalamani
Titre Original: Khomeiny, Sade et moi
Date de Parution : 30 avril 2014
Éditeur : Grasset
Nombre de pages : 336
Prix : 20,00€ 19,00€
Quatrième de couverture : A Téhéran, dans les années 1980, une petite fille
de six ans, contrainte de porter le voile, se révolte en se dénudant. Se
soumettre aux exigences des « barbus » et autres « corbeaux » lui paraît
absurde. Son père l’approuve et, afin de fuir brimades et contraintes, la
famille va s’exiler à Paris. Abnousse Shalmani découvre alors que la liberté
n’est pas celle qu’elle aurait souhaitée. Sa révolte n’est donc pas finie. Mais
cette fois, c’est la littérature française qui va lui fournir des armes. La
petite fille, devenue femme, va faire de Sade, de Victor Hugo et de Colette
(entre autres) des appuis précieux dans son combat contre l’oppression en
général et celle du corps féminin en particulier.
Joyeux pamphlet, ce récit alterne les anecdotes intimes et les
événements socio-politiques avec humour et enthousiasme.
Extrait
Téhéran, 1983
Si la petite fille que j'étais a éprouvé le désir de se mettre nue dans
l'enceinte de son école, ce n'était pas à cause des fortes chaleurs. C'était
par provocation. Provocation du même ordre que de jouer à saute-mouton dans la
salle de prière de la mosquée de l'école. C'était physique.
Je ne veux pas porter ce truc ! En plus c'est moche. Non ! Et avec la
logique propre aux enfants : si c'est comme ça, tu vas voir ce que tu vas voir
! Je vais me venger ! Je vais le porter ce foulard gris qui serre trop mais tu
vas voir. Et beaucoup ont vu. Mon cul.
Je ne veux pas porter le voile. Mais je dois le mettre pour aller à l'école,
parfois pour sortir dans la rue, faire les magasins, voir des amis. Je le fais.
Mais dès que sonne la fin de journée, je l'enlève. Et pas seulement le
foulard-cagoule gris. La robe réglementaire et le pantalon tout aussi
réglementaire et tout aussi gris. Je me cache dans la cage d'escalier ou je me
réfugie dans les toilettes, juste avant que mes camarades ne se dirigent vers
la sortie. J'enlève tout ou parfois je garde ma culotte, au gré de mon humeur.
Puis, j'enroule l'ensemble dans mon cartable et je pars en sprintant vers la
grande porte de sortie, en évitant les corbeaux qui se lancent à l'assaut de
mon cul nu. Je compte les points : un corbeau évité un demi-point, deux
corbeaux évités un point, un corbeau qui glisse sur les pans de son tchador deux
points, etc. Je gagne à tous les coups : elles ne savent pas courir sous
tchador. Je finis dans la voiture qui m'attend avec le chauffeur - qui est
aussi le jardinier - de la grande maison de Téhéran où vivent ma grand-tante et
mon grand-oncle avec mes deux plus jeunes tantes. Mes parents vivent à deux pas
dans un appartement - mon père tenait à son indépendance -mais nous passons le
plus clair de notre temps dans la grande maison. Je remets ma culotte et mon
tee-shirt blanc, il ne sert à rien d'être nue dans la voiture. Le
chauffeur-jardinier va tout répéter, je le sais. La dernière fois qu'il l'a
fait, je l'ai poursuivi dans le jardin avec le jet du tuyau d'arrosage. Il ne
m'aime pas et je ne l'aime pas ; il déteste mes chats qui habitent le jardin et
détruisent son travail ; je le déteste d'être le seul à ne pas rire de ma folle
course nue. S'il se plaint - encore - à ma grand-tante, je vais arracher les
dernières tulipes qu'il a plantées.
Pourquoi prenais-je tant de plaisir à recommencer mon exhibition ? Avant
tout, c'était joyeux. C'est toujours amusant pour une enfant de six ans de
faire courir des adultes. Ces adultes-là encore plus que les autres. Engoncées
dans leurs tchadors noirs, les femmes-corbeaux se lançaient à ma poursuite.
L'hystérie que provoque la nudité d'une enfant est surprenante. Je m'amusais,
j'amusais mes camarades, je faisais enrager les corbeaux, j'inquiétais ma
famille. J'étais devenue le centre d'attention de tant de gens, j'étais devenue
une héroïne auprès de mes camarades, même les plus âgés. Et personne
d'important, ni mon père, ni ma mère, ni mes tantes et oncle ne m'ont jamais
punie pour cela. Ils se demandaient certainement si je n'étais pas un peu
débile de recommencer après chaque exclusion de l'école et de rendre ma mère et
le chauffeur-jardinier malades des nerfs. Mais après avoir assisté à une de mes
courses-poursuites improbables, ils riaient plus qu'ils ne s'inquiétaient de ma
santé mentale. Tant que les femmes-corbeaux poursuivaient leur travail,
peignant ma ville et mon enfance de noir, je poursuivrais ma mise à nu.