Guy de Maupassant a
marqué la littérature française par ses six romans, dont Une vie en 1883,
Bel-Ami en 1885, Pierre et Jean en 1887-1888, et surtout par ses nouvelles
(parfois intitulées contes) comme Boule de suif en 1880, les Contes de la
bécasse (1883) ou Le Horla (1887). Ces œuvres retiennent l’attention par leur
force réaliste, la présence importante du fantastique et par le pessimisme qui
s’en dégage le plus souvent, mais aussi par la maîtrise stylistique. La
carrière littéraire de Maupassant se limite à une décennie — de 1880 à 1890 —
avant qu’il ne sombre peu à peu dans la folie et ne meure peu avant ses
quarante-trois ans
L'ASSASSIN
Le coupable était défendu par un tout jeune
avocat, un débutant qui parla ainsi :
- Les faits sont indéniables, messieurs les
jurés. Mon client, un honnête homme, un employé irréprochable, doux et timide,
a assassiné son patron dans un mouvement de colère qui paraît incompréhensible.
Voulez-vous me permettre de faire la psychologie de ce crime, si je puis ainsi
parler, sans rien atténuer, sans rien excuser ? Vous jugerez ensuite.
Jean-Nicolas Lougère est fils de gens très
honorables qui ont fait de lui un homme simple et respectueux.
Là est son crime : le respect ! C'est un
sentiment, messieurs, que nous ne connaissons plus guère aujourd'hui, dont le
nom seul semble exister encore et dont toute la puissance a disparu. Il faut
entrer dans certaines familles arriérées et modestes, pour y retrouver cette
tradition sévère, cette religion de la chose ou de l'homme, du sentiment ou de
la croyance revêtus d'un caractère sacré, cette foi qui ne supporte ni le doute
ni le sourire, ni l'effleurement d'un soupçon.
On ne peut être un honnête homme, vraiment
un honnête homme, dans toute la force de ce terme, que si on est un
respectueux. L'homme qui respecte a les yeux fermés. Il croit. Nous autres,
dont les yeux sont grands ouverts sur le monde, qui vivons ici, dans ce palais
de la justice qui est l'égout de la société, où viennent échouer toutes les
infamies, nous autres qui sommes les confidents de toutes les hontes, les
défenseurs dévoués de toutes les gredineries humaines, les soutiens, pour ne
pas dire souteneurs, de tous les drôles et de toutes les drôlesses, depuis les
princes jusqu'aux rôdeurs de barrière, nous qui accueillons avec indulgence,
avec complaisance, avec une bienveillance souriante tous les coupables pour les
défendre devant vous, nous qui, si nous aimons vraiment notre métier, mesurons
notre sympathie d'avocat à la grandeur du forfait, nous ne pouvons plus avoir
l'âme respectueuse. Nous voyons trop ce fleuve de corruption qui va des chefs
du Pouvoir aux derniers des gueux, nous savons trop comment tout se passe,
comment tout se donne, comment tout se vend. Places, fonctions, honneurs,
brutalement en échange d'un peu d'or, adroitement en échange de titres et de
parts dans les entreprises industrielles, ou plus simplement contre un baiser
de femme. Notre devoir et notre profession nous forcent à ne rien ignorer, à
soupçonner tout le monde, car tout le monde est suspect ; et nous demeurons surpris
quand nous nous trouvons en face d'un homme qui a, comme l'assassin assis
devant vous, la religion du respect assez puissante pour en devenir un martyr.
Nous autres, messieurs, nous avons de
l'honneur comme on a des soins de propreté, par dégoût de la bassesse, par un
sentiment de dignité personnelle et d'orgueil ; mais nous n'en portons pas au
fond du coeur la foi aveugle, innée, brutale, comme cet homme.
Laissez-moi vous raconter sa vie.
Il fut élevé, comme on élevait autrefois
les enfants, en faisant deux parts de tous les actes humains : ce qui est bien
et ce qui est mal. On lui montra le bien avec une autorité irrésistible qui le
lui fit distinguer du mal, comme on distingue le jour de la nuit. Son père
n'appartenait pas à la race des esprits supérieurs qui, regardant de très haut,
voient les sources des croyances et reconnaissent les nécessités sociales d'où
sont nées ces distinctions.
Il grandit donc, religieux et confiant,
enthousiaste et borné.
A vingt-deux ans il se maria. On lui fit
épouser une cousine, élevée comme lui, simple comme lui, pure comme lui. Il eut
cette chance inestimable d'avoir pour compagne une honnête femme au coeur
droit, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus rare et de plus respectable au monde.
Il avait pour sa mère la vénération qui entoure les mères dans les familles
patriarcales, ce culte profond qu'on réserve aux divinités. Il reporta sur sa
femme un peu de cette religion, à peine atténuée par les familiarités
conjugales. Et il vécut dans une ignorance absolue de la fourberie, dans un
état de droiture obstinée et de bonheur tranquille qui fit de lui un être à
part. Ne trompant personne, il ne soupçonnait pas qu'on pût le tromper, lui.
Quelque temps avant son mariage, il était
entré comme caissier chez M. Langlais, assassiné par lui dernièrement.
Nous savons, messieurs les jurés, par les
témoignages de Mme Langlais, de son frère M. Perthuis, associé de son mari, de
toute la famille et de tous les employés supérieurs de cette banque, que Lougère
fut un employé modèle, comme probité, comme soumission, comme douceur, comme
déférence envers ses chefs et comme régularité.
On le traitait d'ailleurs avec la
considération méritée par sa conduite exemplaire. Il était habitué à cet
hommage et à l'espèce de vénération témoignée à Mme Lougère, dont l'éloge était
sur toutes les bouches.
Elle mourut d'une fièvre typhoïde en
quelques jours.
Il ressentit assurément une douleur
profonde, mais une douleur froide et calme de coeur méthodique. On vit
seulement à sa pâleur et à l'altération de ses traits jusqu'à quel point il
avait été blessé.
Alors, messieurs, il se passa une chose
bien naturelle.
Cet homme était marié depuis dix ans.
Depuis dix ans il avait l'habitude de sentir une femme près de lui, toujours.
Il était accoutumé à ses soins, à cette voix familière quand on rentre, à
l'adieu du soir, au bonjour du matin, à ce doux bruit de robe si cher aux
féminins, à cette caresse tantôt amoureuse et tantôt maternelle qui rend légère
l'existence, à cette présence aimée qui fait moins lentes les heures. Il était
aussi accoutumé aux gâteries matérielles de la table peut-être, à toutes les
attentions qu'on ne sent pas et qui nous deviennent peu à peu indispensables.
Il ne pouvait plus vivre seul. Alors, pour passer les interminables soirées, il
prit l'habitude d'aller s'asseoir une heure ou deux dans une brasserie voisine.
Il buvait un bock et restait là, immobile, suivant d'un oeil distrait les
billes du billard courant l'une après l'autre sous la fumée des pipes, écoutant
sans y songer les disputes des joueurs, les discussions de ses voisins sur la
politique et les éclats de rire que soulevait parfois une lourde plaisanterie à
l'autre bout de la salle. Il finissait souvent par s'endormir de lassitude et
d'ennui. Mais il avait au fond du coeur et au fond de la chair le besoin
irrésistible d'un coeur et d'une chair de femme ; et, sans y songer, il se
rapprochait un peu, chaque soir, du comptoir où trônait la caissière, une
petite blonde, attiré vers elle invinciblement parce qu'elle était une femme.
Bientôt ils causèrent, et il prit
l'habitude, très douce pour lui, de passer toutes ses soirées à ses côtés. Elle
était gracieuse et prévenante comme il convient dans ces commerces à sourires,
et elle s'amusait à renouveler sa consommation le plus souvent possible, ce qui
faisait aller les affaires. Mais chaque jour Lougère s'attachait davantage à
cette femme qu'il ne connaissait pas, dont il ignorait toute l'existence et
qu'il aima uniquement parce qu'il n'en voyait pas d'autre.
La petite, qui était rusée, s'aperçut
bientôt qu'elle pourrait tirer parti de ce naïf et elle chercha quelle serait
la meilleure façon de l'exploiter. La plus fine assurément était de se faire
épouser.
Elle y parvint sans aucune peine.
Ai-je besoin de vous dire, messieurs les
jurés, que la conduite de cette fille était des plus irrégulières et que le
mariage, loin de mettre un frein à ses écarts, sembla au contraire les rendre
plus éhontés ?
Par un jeu naturel de l'astuce féminine,
elle sembla prendre plaisir à tromper cet honnête homme avec tous les employés
de son bureau. Je dis : avec tous. Nous avons des lettres, messieurs. Ce fut
bientôt un scandale public, que le mari seul, comme toujours, ignorait.
Enfin cette gueuse, dans un intérêt facile
à concevoir, séduisit le fils même du patron, jeune homme de dix-neuf ans, sur
l'esprit et sur les sens duquel elle eut bientôt une influence déplorable. M.
Langlais, qui avait jusque-là fermé les yeux par bonté, par amitié pour son
employé, ressentit en voyant son fils entre les mains, je devrais dire entre
les bras de cette dangereuse créature, une colère bien légitime.
Il eut le tort d'appeler immédiatement
Lougère et de lui parler sous le coup de son indignation paternelle.
Il ne me reste, messieurs, qu'à vous lire
le récit du crime, fait par les lèvres mêmes du moribond, et recueilli par
l'instruction.
"Je venais d'apprendre que mon fils
avait donné, la veille même, dix mille francs à cette femme, et ma colère a été
plus forte que ma raison. Certes, je n'ai jamais soupçonné l'honorabilité de
Lougère, mais certains aveuglements sont plus dangereux que des fautes.
"Je le fis donc appeler près de moi et
je lui dis que je me voyais obligé de me priver de ses services.
"Il restait debout devant moi, effaré,
ne comprenant pas. Il finit par demander des explications avec une certaine
vivacité.
"Je refusai de lui en donner, en
affirmant que mes raisons étaient d'ordre tout intime. Il crut alors que je le
soupçonnais d'indélicatesse, et, très pâle, m'adjura, me somma de m'expliquer.
Parti sur cette idée, il était fort et prenait le droit de parler haut.
"Comme je me taisais toujours, il
m'injuria, m'insulta, arrivé à un tel degré d'exaspération que je craignais des
voies de fait.
"Or, soudain, sur un mot blessant qui
m'atteignit en plein coeur, je lui jetai à la face la vérité.
"Il demeura debout quelques secondes,
me regardant avec des yeux hagards ; puis je le vis prendre sur mon bureau les
longs ciseaux dont je me sers pour émarger certains registres, puis je le vis
tomber sur moi le bras levé, et je sentis entrer quelque chose dans ma gorge,
au sommet de la poitrine, sans éprouver aucune douleur."
Voici, messieurs les jurés, le simple récit
de ce meurtre, que dire de plus pour sa défense ? Il a respecté sa seconde
femme avec aveuglement parce qu'il avait respecté la première avec raison.
Après une courte délibération, le prévenu
fut acquitté.