Guy de Maupassant est un
écrivain français né le 5 août 1850 au château de Miromesnil à
Tourville-sur-Arques1 (Seine-Inférieure) et mort le 6 juillet 1893 à Paris.
Lié à Gustave Flaubert et à
Émile Zola, il a marqué la littérature française par ses six romans, dont Une
vie en 1883, Bel-Ami en 1885, Pierre et Jean en 1887-1888, mais surtout par ses
nouvelles, (parfois intitulées contes), comme Boule de suif en 1880, les Contes
de la bécasse (1883) ou Le Horla (1887). Ces œuvres retiennent l’attention par
leur force réaliste, la présence importante du fantastique et par le pessimisme
qui s’en dégage le plus souvent mais aussi par la maîtrise stylistique. La
carrière littéraire de Guy de Maupassant se limite à une décennie – de 1880 à
1890 – avant qu’il ne sombre peu à peu dans la folie et ne meure à
quarante-trois ans. Reconnu de son vivant, Guy de Maupassant conserve un renom
de premier plan, renouvelé encore par les nombreuses adaptations filmées de ses
œuvres.
Lettre
d'un fou
Mon
cher docteur, je me mets entre vos mains. Faites de moi ce qu'il vous plaira.
Je vais vous dire bien franchement mon étrange état d'esprit, et vous
apprécierez s'il ne vaudrait pas mieux qu'on prît soin de moi pendant quelque
temps dans une maison de santé plutôt que de me laisser en proie aux
hallucinations et aux souffrances qui me harcèlent.
Voici
l'histoire, longue et exacte, du mal singulier de mon âme.
Je
vivais comme tout le monde, regardant la vie avec les yeux ouverts et aveugles
de l'homme, sans m'étonner et sans comprendre. Je vivais comme vivent les
bêtes, comme nous vivons tous, accomplissant toutes les fonctions de
l'existence, examinant et croyant voir, croyant savoir, croyant connaître ce
qui m'entoure, quand, un jour, je me suis aperçu que tout est faux.
C'est
une phrase de Montesquieu qui a éclairé brusquement ma pensée. La voici : “ Un
organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre
intelligence.
“...
Enfin, toutes les lois établies sur ce que notre machine est d'une certaine
façon seraient différentes si notre machine n'était pas de cette façon. ” J'ai
réfléchi à cela pendant des mois, des mois et des mois, et, peu à peu, une
étrange clarté est entrée en moi, et cette clarté y a fait la nuit.
En
effet, - nos organes sont les seuls intermédiaires entre le monde extérieur et
nous. C'est-à-dire que l'être intérieur, qui constitue le moi, se trouve en
contact, au moyen de quelques filets nerveux, avec l'être extérieur qui
constitue le monde.
Or,
outre que cet être extérieur nous échappe par ses proportions, sa durée, ses
propriétés innombrables et impénétrables, ses origines, son avenir ou ses fins,
ses formes lointaines et ses manifestations infinies, nos organes ne nous
fournissent encore sur la parcelle de lui que nous pouvons connaître que des
renseignements aussi incertains que peu nombreux.
Incertains,
parce que ce sont uniquement les propriétés de nos organes qui déterminent pour
nous les propriétés apparentes de la matière.
Peu
nombreux, parce que nos sens n'étant qu'au nombre de cinq, le champ de leurs
investigations et la nature de leurs révélations se trouvent fort restreints.
Je
m'explique. - L'oeil nous indique les dimensions, les formes et les couleurs.
Il nous trompe sur ces trois points.
Il
ne peut nous révéler que les objets et les êtres de dimension moyenne, en
proportion avec la taille humaine, ce qui nous a amenés à appliquer le mot
grand à certaines choses et le mot petit à certaines autres, uniquement parce
que sa faiblesse ne lui permet pas de connaître ce qui est trop vaste ou trop
menu pour lui.
D'où
il résulte qu'il ne sait et ne voit presque rien, que l'univers presque entier
lui demeure caché, l'étoile qui habite l'espace et l'animalcule qui habite la
goutte d'eau.
S'il
avait même cent millions de fois sa puissance normale, s'il apercevait dans
l'air que nous respirons toutes les races d'êtres invisibles, ainsi que les
habitants des planètes voisines, il existerait encore des nombres infinis de
races de bêtes plus petites et des mondes tellement lointains qu'il ne les
atteindrait pas.
Donc
toutes nos idées de proportion sont fausses puisqu'il n'y a pas de limite
possible dans la grandeur ni dans la petitesse.
Notre
appréciation sur les dimensions et les formes n'a aucune valeur absolue, étant
déterminée uniquement par la puissance d'un organe et par une comparaison
constante avec nous-mêmes ne reflètent que notre manière de voir la réalité.
Ajoutons
que l'oeil est encore incapable de voir le transparent. Un verre sans défaut le
trompe. Il le confond avec l'air qu'il ne voit pas non plus.
Passons
à la couleur.
La
couleur existe parce que notre oeil est constitué de telle sorte qu'il transmet
au cerveau, sous forme de couleur, les diverses façons dont les corps absorbent
et décomposent, suivant leur constitution chimique, les rayons lumineux qui les
frappent.
Toutes
les proportions de cette absorption et de cette décomposition constituent les
nuances.
Donc
cet organe impose à l'esprit sa manière de voir, ou mieux sa façon arbitraire
de constater les dimensions et d'apprécier les rapports de la lumière et de la
matière.
Examinons
l'ouïe . Plus encore qu'avec l'oeil, nous sommes les jouets et les dupes de cet
organe fantaisiste.
Deux
corps se heurtant produisent un certain ébranlement de l'atmosphère. Ce
mouvement fait tressaillir dans notre oreille une certaine petite peau qui
change immédiatement en bruit ce qui n'est, en réalité, qu'une vibration.
La
nature est muette. Mais le tympan possède la propriété miraculeuse de nous
transmettre sous forme de sons, et de sons différents suivant le nombre des
vibrations, tous les frémissements des ondes invisibles de l'espace.
Cette
métamorphose accomplie par le nerf auditif dans le court trajet de l'oreille au
cerveau nous a permis de créer un art étrange, la musique, le plus poétique et
le plus précis des arts, vague comme un songe et exact comme l'algèbre.
Que
dire du goût et de l'odorat ? Connaîtrions-nous les parfums et la qualité des
nourritures sans les propriétés bizarres de notre nez et de notre palais ?
L'humanité
pourrait exister cependant sans l'oreille, sans le goût et sans l'odorat,
c'est-à-dire sans aucune notion du bruit, de la saveur et de l'odeur.
Donc,
si nous avions quelques organes de moins, nous ignorerions d'admirables et
singulières choses, mais si nous avions quelques organes de plus, nous
découvririons autour de nous une infinité d'autres choses que nous ne
soupçonnerons jamais faute de moyen de les constater.
Donc,
nous nous trompons en jugeant le Connu, et nous sommes entourés d'Inconnu
inexploré.
Donc,
tout est incertain et appréciable de manières différentes.
Tout
est faux, tout est possible, tout est douteux.
Formulons
cette certitude en nous servant du vieux dicton : “ Vérité en deçà des
Pyrénées, erreur au-delà. ” Et disons : vérité dans notre organe, erreur à
côté.
Deux
et deux ne doivent plus faire quatre en dehors de notre atmosphère.
Vérité
sur la terre, erreur plus loin, d'où je conclus que les mystères entrevus comme
l'électricité, le sommeil hypnotique, la transmission de la volonté, la
suggestion, tous les phénomènes magnétiques, ne nous demeurent cachés, que
parce que la nature ne nous a pas fourni l'organe, ou les organes nécessaires
pour les comprendre.
Après
m'être convaincu que tout ce que me révèlent mes sens n'existe que pour moi tel
que je le perçois et serait totalement différent pour un autre être autrement
organisé, après en avoir conclu qu'une humanité diversement faite aurait sur le
monde, sur la vie, sur tout, des idées absolument opposées aux nôtres, car
l'accord des croyances ne résulte que de la similitude des organes humains, et
les divergences d'opinions ne proviennent que des légères différences de
fonctionnement de nos filets nerveux, j'ai fait un effort de pensée surhumain
pour soupçonner l'impénétrable qui m'entoure.
Suis-je
devenu fou ?
Je
me suis dit : je suis enveloppé de choses inconnues.
J'ai
supposé l'homme sans oreilles et soupçonnant le son comme nous soupçonnons tant
de mystères cachés, l'homme constatant des phénomènes acoustiques dont il ne
pourrait déterminer ni la nature, ni la provenance.
Et
j'ai eu peur de tout, autour de moi, peur de l'air, peur de la nuit. Du moment
que nous ne pouvons connaître presque rien, et du moment que tout est sans
limites, quel est le reste ? Le vide n'est pas ? Qu'y a-t-il dans le vide
apparent ?
Et
cette terreur confuse du surnaturel qui hante l'homme depuis la naissance du
monde est légitime puisque le surnaturel n'est autre chose que ce qui nous
demeure voilé !
Alors
j'ai compris l'épouvante. Il m'a semblé que je touchais sans cesse à la
découverte d'un secret de l'univers.
J'ai
tenté d'aiguiser mes organes, de les exciter, de leur faire percevoir par
moments l'invisible.
Je
me suis dit : Tout est un être. Le cri qui passe dans l'air est un être
comparable à la bête puisqu'il naît, produit un mouvement, se transforme encore
pour mourir.
Or,
l'esprit craintif qui croit à des êtres incorporels n'a donc pas tort. Qui
sont-ils ?
Combien
d'hommes les pressentent, frémissent à leur approche, tremblent à leur
inappréciable contact. On les sent auprès de soi, autour de soi, mais on ne les
peut distinguer, car nous n'avons pas l'oeil qui les verrait, ou plutôt
l'organe inconnu qui pourrait les découvrir.
Alors,
plus que personne, je les sentais, moi, ces passants surnaturels. Etres ou
mystères ? Le sais-je ? Je ne pourrais dire ce qu'ils sont, mais je pourrais
toujours signaler leur présence. Et j'ai vu - j'ai vu un être invisible -
autant qu'on peut les voir, ces êtres.
Je
demeurais des nuits entières immobile, assis devant ma table, la tête dans mes
mains et songeant à cela, songeant à eux. Souvent j'ai cru qu'une main
intangible, ou plutôt qu'un corps insaisissable, m'effleurait légèrement les
cheveux. Il ne me touchait pas, n'étant point d'essence charnelle, mais
d'essence impondérable, inconnaissable.
Or,
un soir, j'ai entendu craquer mon parquet derrière moi. Il a craqué d'une façon
singulière. J'ai frémi. Je me suis tourné. Je n'ai rien vu. Et je n'y ai plus
songé.
Mais
le lendemain, à la même heure, le même bruit s'est produit. J'ai eu tellement
peur que je me suis levé, sûr, sûr, sûr, que je n'étais pas seul dans ma
chambre. On ne voyait rien pourtant. L'air était limpide, transparent partout.
Mes deux lampes éclairaient tous les coins.
Le
bruit ne recommença pas et je me calmai peu à peu ; je restais inquiet
cependant, je me retournais souvent.
Le
lendemain, je m'enfermai de bonne heure, cherchant comment je pourrais parvenir
à voir l'Invisible qui me visitait.
Et
je l'ai vu. J'en ai failli mourir de terreur.
J'avais
allumé toutes les bougies de ma cheminée et de mon lustre. La pièce était
éclairée comme pour une fête. Mes deux lampes brûlaient sur ma table.
En
face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. A droite, ma cheminée.
A gauche, ma porte que j'avais fermée au verrou. Derrière moi, une très grande
armoire à glace. Je me regardai dedans. J'avais des yeux étranges et les
pupilles très dilatées.
Puis
je m'assis comme tous les jours.
Le
bruit s'était produit, la veille et l'avant-veille, à neuf heures vingt-deux
minutes. J'attendis. Quand arriva le moment précis, je perçus une
indescriptible sensation, comme si un fluide, un fluide irrésistible eût
pénétré en moi par toutes les parcelles de ma chair, noyant mon âme dans une
épouvante atroce et bonne. Et le craquement se fit, tout contre moi.
Je
me dressai en me tournant si vite que je faillis tomber. On y voyait comme en
plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! Elle était vide, claire, pleine
de lumière. Je n'étais pas dedans, et j'étais en face, cependant. Je la
regardais avec des yeux affolés. Je n'osais pas aller vers elle, sentant bien
qu'il était entre nous, lui, l'Invisible, et qu'il me cachait.
Oh
! comme j'eus peur ! Et voilà que je commençai à m'apercevoir dans une brume au
fond du miroir, dans une brume comme à travers de l'eau ; et il me semblait que
cette eau glissait de gauche à droite, lentement, me rendant plus précis de
seconde en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait
n'avait pas de contours, mais une sorte de transparence opaque s'éclaircissant
peu à peu.
Et
je pus enfin me distinguer nettement, ainsi que je fais tous les jours en me
regardant.
Je
l'avais donc vu ! Et je ne l'ai pas revu.
Mais
je l'attends sans cesse, et je sens que ma tête s'égare dans cette attente.
Je
reste pendant des heures, des nuits, des jours, des semaines, devant ma glace,
pour l'attendre ! Il ne vient plus.
Il
a compris que je l'avais vu. Mais moi je sens que je l'attendrai toujours,
jusqu'à la mort, que je l'attendrai sans repos, devant cette glace, comme un
chasseur à l'affût.
Et,
dans cette glace, je commence à voir des images folles, des monstres, des
cadavres hideux, toutes sortes de bêtes effroyables, d'êtres atroces, toutes
les visions invraisemblables qui doivent hanter l'esprit des fous.
Voilà
ma confession, mon cher docteur. Dites-moi ce que je dois faire ?
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