Auteur: Béatrice
Fontanel
Titre Original: Plus noire avant l’aube
Date de Parution : 8 janvier 2014
Éditeur : Stock
Nombre de pages : 368
Prix : 20,50€ 19,48€
Quatrième de couverture : « Olga leva la tête pour goûter un instant la
fantaisie de ces lignes à l’ironie volubile. L’auteur semblait vouloir taquiner
la littérature elle-même, comme un pêcheur le goujon. Elle regarda par la
fenêtre pour rêver de Paris. Le paysage continuait de lui plaire. Tout lui
semblait plus charmant : l’herbe, les maisons des gardes-barrières et leurs
potagers, les rivières plus lascives, leurs rives plus moussues, les villages
pittoresques… La dernière nuit lui parut durer une éternité. Alors que l’aube
se préparait, Olga souleva doucement le store. La nuit se retirait en se
faisant prier. »
Les guerres, les exodes ont été leurs terrains d’aventure. La
littérature, leur viatique. Les Hartmann n’ont eu de cesse de lui rendre
hommage. Ce qu’ils ignoraient, c’est qu’à leur tour ils deviendraient des
personnages de roman.
Partant de la correspondance réelle d’une famille de médecins parisiens
d’origine russe, l’auteur a bâti une fiction. D’Odessa à Bobigny, Victor, Olga,
André, Gabrielle et les autres vont traverser le XXe siècle avec une gracieuse
désinvolture. Comme l’entomologiste, on les observe avancer dans la pénombre
des tragédies de l’Histoire et des secrets de famille. Et, toujours, recouvrer
la lumière.
Extrait
La fracture
Sur le boulevard Raspail, au coin de la rue de Sèvres, des ouvriers
africains répandaient du bitume sur le trottoir. Le goudron tombait en paquets
compacts de leurs seaux de bois, cerclés de fer. Ils les renversaient d'un coup
sec pour faire tomber la matière mousseuse à l'odeur acre. Un homme à genoux
l'étalait avec une palette d'un geste adroit et rapide, pendant qu'un autre
versait de l'eau par-dessus, pour refroidir et durcir la surface qui fumait ;
un troisième jetait des poignées de fins gravillons, pour éviter que les
passants ne dérapent, plus tard, par temps de pluie ou de verglas. Les ouvriers
avec leurs bonnets de laine, la figure en sueur, enchaînaient les étapes, en
gestes parfaitement synchronisés, sans que personne ne les observe. Le nouveau
revêtement se mettait à luire comme de la réglisse.
Sur ce même trottoir, devant l'hôtel Lutetia, depuis que les détenus des
camps étaient descendus de leurs bus, flottant dans leurs pyjamas rayés, toutes
sortes de pieds étaient passés, pendant plus de cinquante ans : des millions de
pas, de gens de tous âges, dont ceux d'un vieux médecin, en chapeau et
pardessus noirs, qui avait habité longtemps tout près de là.
Quand ils eurent fini leur travail, les hommes, qui étalaient le goudron
sans échanger un mot, repartirent.
À quelques pâtés de maisons de là, rue Littré, un des mercredis
après-midi du printemps 1996, alors que les ouvriers venaient juste de s'en
aller, une petite fille était tombée dans la cour de l'école. La mère aurait dû
aller la chercher, lorsque le centre aéré l'avait appelée. Alice, douze ans,
était tombée en patins à roulettes. Elle avait beaucoup pleuré. «Elle a mal au
poignet, mais elle peut le bouger», avait dit l'animateur. La mère était venue
à la fin de la journée. La petite était pâle et son poignet tordu ; ça sautait
aux yeux qu'il était cassé. Le pédiatre conseilla de faire une radio. Il
faisait déjà nuit. Comme seules au monde, la mère et la fille allèrent voir
l'orthopédiste recommandé. Avant même de faire la radio, celui-ci vit que le
poignet était brisé et qu'il fallait réduire la fracture, sous anesthésie
générale. «Revenez demain matin. Surtout qu'elle soit bien à jeun.» La mère
rentra avec l'enfant, comme un automate.
(...)