Auteur: Anne Ragde
Titre Original: Je ferai de toi un homme heureux
Date de Parution : 2 janvier 2014
Éditeur : 10/18
Nombre de pages : 305
Prix : 8,10€ 7,70€
Quatrième de couverture : Norvège, 1960 : la modernité s’empare enfin des
foyers et les corvées des mères de famille se voient simplifiées grâce à l’arrivée
de l’eau courante, du réfrigérateur, des machines à laver... La bien nommée «
Cité de l’Avenir » a su s’accorder à son époque : ici règnent - en apparence,
du moins - la joie de vivre et le contrôle social. Huit familles y vivent très
proches les unes des autres. Les femmes au foyer ne se gênent pourtant pas pour
se critiquer mutuellement sur leur façon de se vêtir ou le mode de vie des uns
et des autres. Ici, les voisines se font mutuellement leurs permanentes à
domicile, ça papote dans tous les coins, et avec un peu de chance, on peut
apercevoir la dame du troisième étage qui fait le ménage chez elle, chaque
vendredi, complètement nue. Et voilà qu’un jour, un jeune homme se présente et
propose d’installer des judas aux portes...
Extrait
Rien de tel que de laver à grande eau
C'était pour rendre service, rien d'autre. Elle aimait laver, se sentir
utile. Ah, mélanger le savon à l'eau, voir l'écume bouillonner dans le seau en
plastique ! Après, quelle satisfaction elle avait de vider l'eau devenue noire
! Plus celle-ci était sale, plus c'était la preuve qu'elle avait fait du bon
travail. C'est pourquoi elle se réjouissait de voir le savon mousser au fur et
à mesure que le seau se remplissait et que l'odeur d'ammoniaque, qui promettait
monts et merveilles, lui chatouillait les narines. Et puis, au fond, elle avait
aussi le temps de s'occuper de la propreté de l'escalier, puisqu'elle et Egil
n'avaient pas d'enfant.
Elle ne comprenait pas pourquoi les autres prenaient ça comme une
offense personnelle quand elle lavait les marches jusqu'au palier du premier,
même si rien ne l'y obligeait. Bien sûr que c'était toujours plus sale devant
chez elle et Egil, vu qu'ils habitaient au rez-de-chaussée et que tout le monde
passait par là. Mais quand elle se donnait la peine d'en faire un peu plus, ils
pouvaient au moins... Ils ne voyaient donc pas qu'elle faisait ça par pure
gentillesse ? Non, elle ne comprenait pas leur logique, à ces gens-là. Depuis
qu'elle était toute petite, on l'avait élevée en lui inculquant que mieux
valait en faire toujours un peu plus, aller au-delà de ce qu'on était en droit
d'attendre de vous. Et c'était devenu pour elle presque une question d'amour,
ou disons, de bienveillance, de sollicitude. Mais ici, dans cet escalier, la
sollicitude semblait être un gros mot.
Personne, ou presque, ne s'essuyait les pieds avant d'entrer, et ce quel
que soit le temps qu'il faisait dehors, même si elle laissait une serpillière
mouillée juste derrière la porte. Le pire, c'étaient les gosses. Et le facteur,
bien entendu. Mais il avait tant d'escaliers à monter dans cet immeuble qu'il
n'avait pas le temps de respecter le travail d'autrui - dans son cas à lui, ça
pouvait se comprendre. Et puis il y avait les roues sales du landau appartenant
au couple d'en face, sur le palier ; la jeune mère rangeait toujours le landau
sous les boîtes aux lettres, alors qu'elle aurait quand même pu le tirer en
haut des quelques marches qui menaient à son appartement. Et elle, on ne la
voyait jamais avec une serpillière. Non, jamais.
Cela dit, peut-être qu'un jour Mme Rudolf, du premier étage, la
gratifierait d'un «merci beaucoup». Il n'est pas interdit d'espérer. Oui,
peut-être qu'un jour ça lui ferait enfin plaisir et elle arrêterait de
s'imaginer que si une voisine lui lave ses marches, c'est uniquement pour la
mettre mal à l'aise.
Elle avait réussi à laver presque jusqu'au perron du premier étage quand
la porte d'entrée de Mme Rudolf s'ouvrit en laissant échapper une odeur de chou
bouilli qui parvint - quel exploit ! - à couvrir l'odeur du savon noir et de
l'ammoniaque.
- C'est pas vrai ! s'exclama Mme Rudolf. Vous n'allez pas recommencer ?