Théophile Gautier, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872, est un poète, romancier et critique d'art français.
Né à Tarbes, Théophile Gautier est cependant parisien dès sa première enfance. Il fait la connaissance du futur Nerval au Collège Charlemagne et s'intéresse très jeune à la poésie. En 1829 il rencontre Victor Hugo qu'il reconnaît pour son maître et participe activement au mouvement romantique comme lors de la fameuse bataille d'Hernani, le 25 février 1830. Il évoquera avec humour cette période en 1833 dans Les Jeunes-France.
Il publie en 1831-1832 ses premières poésies qui passent inaperçues mais il se distingue de ses amis romantiques par ses préoccupations formalistes fustigeant les visions moralistes ou utilitaires de la littérature dans la célèbre préface à son roman épistolaire Mademoiselle de Maupin (1835). Il écrit aussi ses premières nouvelles comme La Cafetière (1831), dans une veine fantastique qu'il approfondira dans d'autres œuvres (Le Roman de la momie, 1858).
LA PIPE D'OPIUM
CONTE FANTASTIQUE.
L’autre jour, je trouvai
mon ami Alphonse Karr assis sur son divan, avec une bougie allumée, quoiqu’il
fît grand jour, et tenant à la main un tuyau de bois de cerisier muni d’un
champignon de porcelaine sur lequel il faisait dégoutter une espèce de pâte
brune assez semblable à la cire à cacheter; cette pâte flambait et grésillait
dans la cheminée du champignon, et il aspirait par une petite embouchure
d’ambre jaune la fumée qui se répandait ensuite dans la chambre avec une vague
odeur de parfum oriental.
Je pris, sans rien dire,
l’appareil des mains de mon ami, et je m’ajustai à l’un des bouts; après
quelques gorgées, j’éprouvai un espèce d’étourdissement qui n’était pas sans charmes
et ressemblait assez aux sensations de la première ivresse.
Étant de feuilleton ce
jour-là, et n’ayant pas le loisir d’être gris, j’accrochai la pipe à un clou et
nous descendîmes dans le jardin, dire bonjour aux dahlias et jouer un peu avec
Schutz, heureux animal qui n’a d’autre fonction que d’être noir sur un tapis de
vert gazon.
Je rentrai chez moi, je
dînai, et j’allai au théâtre subir je ne sais quelle pièce, puis je revins me
coucher, car il faut bien en arriver là, et faire, par cette mort de quelques heures,
l’apprentissage de la mort définitive.
L’opium que j’avais
fumé, loin de produire l’effet somnolent que j’en attendais, me jetait en des
agitations nerveuses comme du café violent, et je tournais dans mon lit en
façon de carpe sur le gril ou de poulet à la broche, avec un perpétuel roulis
de couvertures, au grand mécontentement de mon chat roulé en boule sur le coin
de mon édredon.
Enfin, le sommeil
longtemps imploré ensabla mes prunelles de sa poussière d’or, mes yeux
devinrent chauds et lourds, je m’endormis.
Après une ou deux heures
complètement immobiles et noires, j’eus un rêve.
- Le voici:
Je me retrouvai chez mon
ami Alphonse Karr, comme le matin, dans la réalité; il était assis sur son
divan de lampas jaune, avec sa pipe et sa bougie allumée; seulement le soleil
ne faisait pas voltiger sur les murs, comme des papillons aux mille couleurs,
les reflets bleus, verts et rouges des vitraux.
Je pris la pipe de ses
mains, ainsi que je l’avais fait quelques heures auparavant, et je me mis à
aspirer lentement la fumée enivrante.
Une mollesse pleine de
béatitude ne tarda pas à s’emparer de moi, et je sentis le même étourdissement
que j’avais éprouvé en fumant la vraie pipe.
Jusque-là mon rêve se
tenait dans les plus exactes limites du monde habitable, et répétait, comme un
miroir, les actions de ma journée.
J’étais pelotonné dans
un tas de coussins, et je renversais paresseusement ma tête en arrière pour
suivre en l’air les spirales bleuâtres, qui se fondaient en brume d’ouate,
après avoir tourbillonné quelques minutes.
Mes yeux se portaient
naturellement sur le plafond, qui est d’un noir d’ébène, avec des arabesques
d’or.
A force de le regarder
avec cette attention extatique qui précède les visions, il me parut bleu, mais
d’un bleu dur, comme un des pans du manteau de la nuit.
Vous avez donc fait
repeindre votre plafond en bleu, dis-je à Karr, qui, toujours impassible et
silencieux, avait embouché une autre pipe, et rendait plus de fumée qu’un tuyau
de poêle en hiver, ou qu’un bateau à vapeur dans une saison quelconque.
- Nullement, mon fils,
répondit-il en mettant son nez hors du nuage, mais vous m’avez furieusement la
mine de vous être à vous-même peint l’estomac en rouge, au moyen d’un bordeaux
plus ou moins Laffite.
- Hélas! que ne
dites-vous la vérité; mais je n’ai bu qu’un misérable verre d’eau sucrée, où
toutes les fourmis de la terre étaient venues se désaltérer, une école de natation
d’insectes.
- Le plafond s’ennuyait
apparemment d’être noir, il s’est mis en bleu; après les femmes, je ne connais
rien de plus capricieux que les plafonds; c’est une fantaisie de plafond, voilà
tout, rien n’est plus ordinaire."
Cela dit, Karr rentra
son nez dans le nuage de fumée, avec la mine satisfaite de quelqu’un qui a
donné une explication limpide et lumineuse.
Cependant je n’étais
qu’à moitié convaincu, et j’avais de la peine à croire les plafonds aussi
fantastiques que cela, et je continuais à regarder celui que j’avais au-dessus
de ma tête, non sans quelque sentiment d’inquiétude.
Il bleuissait, il
bleuissait comme la mer à l’horizon, et les étoiles commençaient a y ouvrir
leurs paupières aux cils d’or; ces cils, d’une extrême ténuité, s’allongeaient jusque
dans la chambre qu’ils remplissaient de gerbes prismatiques.
Quelques lignes noires
rayaient cette surface d’azur, et je reconnus bientôt que c’étaient les poutres
des étages supérieurs de la maison devenue transparente. Malgré la facilité que
l’on a en rêve d’admettre comme naturelles les choses les plus bizarres, tout
ceci commençait à me paraître un peu louche et suspect, et je pensai que si mon
camarade Esquiros le Magicien était là, il me donnerait des explications plus
satisfaisantes que celles de mon ami Alphonse Karr.
Comme si cette pensée
eût eu la puissance d’évocation, Esquiros se présenta soudain devant nous, à
peu près comme le barbet de Faust qui sort de derrière le poêle.
Il avait le visage fort
animé et l’air triomphant, et il disait, en se frottant les mains:
Je vois aux antipodes,
et j’ai trouvé la Mandragore qui parle.
Cette apparition me
surprit, et je dis à Karr:
O Karr! concervez-vous
qu’Esquires, qui n’était pas là
tout à l’heure, soit entré sans qu’on ait ouvert la porte?
- Rien n’est plus
simple, répondit Karr. L’on entre par les portes fermées, c’est l’usage; il n’y
a que les gens mal élevés qui passent par les portes ouvertes. Vous savez bien qu’on
dit comme injure: Grand enfonceur de portes ouvertes.
Je ne trouvai aucune
objection à faire contre un raisonnement si sensé, et je restai convaincu qu’en
effet la présence d’Esquiros n’avait rien que de fort explicable et de très
légal en soi-même.
Cependant il me
regardait d’un air étrange, et ses yeux s’agrandissaient d’une façon démesurée;
ils étaient ardents et ronds comme des boucliers chauffés dans une fournaise,
et son corps se dissipait et se noyait dans l’ombre, de sorte que je ne voyais
plus de lui que ses deux prunelles flamboyantes et rayonnantes.
Des réseaux de feu et
des torrents d’effluves magnétiques papillotaient et tourbillonnaient autour de
moi, s’enlaçant toujours plus inextricablement et se resserrant toujours; des
fils étincelants aboutissaient à chacun de mes pores, et s’implantaient dans ma
peau à peu près comme les cheveux dans la tête. J’étais dans un état de
somnambulisme complet.
Je vis alors des petits
flocons blancs qui traversaient l’espace bleu du plafond comme des touffes de
laine emportées par le vent, ou comme un collier de colombe qui s’égrène dans
l’air.
Je cherchais vainement à
deviner ce que c’était, quand une voix basse et brève me chuchota à l’oreille,
avec un accent étrange: - Ce sont des esprits!!! Les écailles de mes yeux
tombèrent; les vapeurs blanches prirent des formes plus précises, et japerçus distinctement une longue file de
figures voilées qui suivaient la corniche, de droite à gauche, avec un
mouvement d’ascension très prononce, comme si un souffle impérieux les
soulevait et leur servait d’aile.
A l’angle de la chambre,
sur la moulure du plafond, se tenait assise une forme de jeune fille enveloppée
dans une large draperie de mousseline. Ses pieds, entièrement nus, pendaient
nonchalamment croisés l’un sur l’autre; ils étaient, du reste, charmants, d’une
petitesse et d’une transparence qui me firent penser à ces beaux pieds de jaspe
qui sortent si blancs et si purs de la jupe de marbre noir de l’Isis antique du
Musée. Les autres fantômes lui frappaient sur l’épaule en passant, et lui
disaient Nous
allons dans les étoiles, viens donc avec nous."
L’ombre au pied
d’albâtre leur répondait:
Non! je ne veux pas
aller dans les étoiles; je voudrais vivre six mois encore."
Toute la file passa, et
l’ombre resta seule, balançant ses jolis petits pieds, et frappant le mur de
son talon nuancé d’une teinte rose, pâle et tendre comme le cœur d’une clochette
sauvage; quoique sa figure fût voilée, je la sentais jeune, adorable et
charmante, et mon âme s’élançait de son côté, les bras tendus, les ailes
ouvertes.
L’ombre comprit mon
trouble par intention ou sympathie, et dit d’une voix douce et cristalline
comme un harmonica:
Si tu as le courage
d’aller embrasser sur la bouche celle qui fut moi, et dont le corps est couché
dans la ville noire, je vivrai six mois encore, et ma seconde vie sera pour
toi.
Je me levai, et me fis
cette question:
A savoir, si je n’étais
pas le jouet de quelque illusion, et si tout ce qui se passait n’était pas un
rêve.
C’était une dernière
lueur de la lampe de la raison éteinte par le sommeil. Je demandai à mes deux
amis ce qu’ils pensaient de tout cela.
L’imperturbable Karr
prétendit que l’aventure était commune, qu’il en avait eu plusieurs du même
genre, et que j’étais d’une grande naïveté de m’étonner de si peu.
Esquiros expliqua tout
au moyen du magnétisme.
Allons, c’est bien, je
vais y aller; mais je suis en pantoufles...
- Cela ne fait rien, dit
Esquiros, je pressens une voiture à la porte.
Je sortis, et je vis, en
effet, un cabriolet à deux chevaux qui semblait attendre. Je montai dedans.
Il n’y avait pas de
cocher. Les chevaux se conduisaient eux-mêmes; ils étaient tout noirs, et
galopaient si furieusement, que leurs croupes sabaissaient et se levaient
comme des vagues, et que des pluies d’étincelles pétillaient derrière eux.
Ils prirent d’abord la
rue de La-Tour-d’Auvergne, puis la rue Bellefond, puis la rue Lafayette, et, à
partir de là, d’autres rues dont je ne sais pas les noms.
A mesure que la voiture
allait, les objets prenaient autour de moi des formes étranges: c’étaient des
maisons rechignées, accroupies au bord du chemin comme de vieilles filandières,
des clôtures en planches, des réverbères qui avaient l’air de gibets à s’y
méprendre; bientôt les maisons disparurent tout à fait, et la voiture roulait
dans la rase campagne.
Nous filions à travers
une plaine morne et sombre; le ciel était très bas, couleur de plomb, et une
interminable procession de petits arbres fluets courait, en sens inverse de la
voiture, des deux côtés du chemin; l’on eût dit une armée de manches à balai en
déroute.
Rien n’était sinistre
comme cette immensité grisâtre que la grêle silhouette des arbres rayait de
hachures noires: pas une étoile ne brillait, aucune paillette de lumière
n’écaillait la profondeur blafarde de cette demi-obscurité.
Enfin, nous arrivâmes à
une ville, à moi inconnue, dont les maisons d’une architecture singulière,
vaguement entrevue dans les ténèbres, me parurent d’une petitesse à ne pouvoir
être habitées; la voiture, quoique beaucoup plus large que les rues qu’elle
traversait, n’éprouvait aucun retard; les maisons se rangeaient à droite et à
gauche comme des passants effrayés, et laissaient le chemin libre.
Après plusieurs détours,
je sentis la voiture fondre sous moi, et les chevaux s’évanouirent en vapeurs,
j’étais arrivé.
Une lumière rougeâtre
filtrait à travers les interstices d’une porte de bronze qui n’était pas
fermée; je la poussai, et je me trouvai dans une salle basse dallée de marbre blanc
et noir et voûtée en pierre; une lampe antique, posée sur un socle de brèche
violette, éclairait d’une lueur blafarde une figure couchée, que je pris
d’abord pour une statue comme celles qui dorment les mains jointes, un lévrier
aux pieds, dans les cathédrales gothiques; mais je reconnus bientôt que c’était
une femme réelle.
Elle était d’une pâleur
exsangue, et que je ne saurais mieux comparer qu’au ton de la cire vierge
jaunie, ses mains, mates et blanches comme des hosties, se croisaient sur son cœur;
ses yeux étaient fermés, et leurs cils s’allongeaient jusqu’au milieu des
joues; tout en elle était mort: la bouche seule, fraîche comme une grenade en fleur,
étincelait d’une vie riche et pourprée, et souriant à demi comme dans un rêve
heureux.
Je me penchai vers elle,
je posai ma bouche sur la sienne, et je lui donnai le baiser qui devait la
faire revivre.
Ses lèvres humides et
tièdes, comme si le souffle venait à peine de les abandonner, palpitèrent sous
les miennes, et me rendirent mon baiser avec une ardeur et une vivacité incroyables.
Il y a ici une lacune
dans mon rêve, et je ne sais comment je revins de la ville noire; probablement
à cheval sur un nuage ou sur une chauve-souris gigantesque. - Mais je me
souviens parfaitement que je me trouvai avec Karr dans une maison qui n’est ni
la sienne ni la mienne, ni aucune de celles que je connais.
Cependant tous les
détails intérieurs, tout l’aménagement m’étaient extrêmement familiers; je vois
nettement la cheminée dans le goût de Louis XVI, le paravent à ramages, la
lampe à garde-vue vert et les étagères pleines de livres aux angles de la
cheminée.
J’occupais une profonde
bergère à oreillettes’ et Karr, les deux talons appuyés sur le chambranle,
assis sur les épaules et presque sur la tête, écoutait d’un air piteux et résigné
le récit de mon expédition que je regardais moi-même en rêve.
Tout à coup un violent
coup de sonnette se fit entendre, et l’on vint m’annoncer qu’une dame désirait
me parler.
Faites entrer la dame,
répondis-je, un peu ému et pressentant ce qui allait arriver.
Une femme vêtue de
blanc, et les épaules couvertes d’un mantelet noir, entra d’un pas léger, et
vint se placer dans la pénombre lumineuse projetée par la lampe.
Par un phénomène très
singulier, je vis passer sur sa figure trois physionomies différentes: elle
ressembla un instant à Malibran, puis à M..., puis à celle qui disait aussi qu’elle
ne voulait pas mourir, et dont le dernier mot fut:
Donnez-moi un bouquet de
violettes.
Mais ces ressemblances
se dissipèrent bientôt comme une ombre sur un miroir, les traits du visage
prirent de la fixité et se condensèrent, et je reconnus la morte que j’avais
embrassée dans la ville noire.
Sa mise était
extrêmement simple, et elle n’avait d’autre ornement qu’un cercle d’or dans ses
cheveux, d’un brun foncé, et tombant en grappes d’ébène le long de ses joues unies
et veloutées. Deux petites taches roses empourpraient le haut de ses pommettes,
et ses yeux brillaient comme des globes d’argent brunis; elle avait, du reste,
une beauté de camée antique, et la blonde transparence de ses chairs ajoutait
encore à la ressemblance.
Elle se tenait debout
devant moi, et me pria, demande assez bizarre, de lui dire son nom. Je lui
répondis sans hésiter qu’elle se nommait Carlotta, ce qui était vrai; ensuite
elle me raconta qu’elle avait été chanteuse, et qu’elle était morte si jeune,
qu’elle ignorait les plaisirs de l’existence, et qu’avant d’aller s’enfoncer
pour toujours dans l’immobile éternité, elle voulait jouir de la beauté du monde,
s’enivrer de toutes les voluptés et se plonger dans l’océan des joies
terrestres; qu’elle se sentait une soif inextinguible de vie et d’amour.
Et, en disant tout cela
avec une éloquence d’expression et une poésie qu’il n’est pas en mon pouvoir de
rendre elle nouait ses bras en écharpe autour de mon cou, et entrelaçait ses
mains fluettes dans les boucles de mes cheveux.
Elle parlait en vers
d’une beauté merveilleuse, où n’atteindraient pas les plus grands poètes
éveillés, et quand le vers ne suffisait plus pour rendre sa pensée, elle lui
ajoutait les ailes de la musique, et c’était des roulades, des colliers de
notes plus pures que des perles parfaites, des tenues de voix, des sons filés
bien au-dessus des limites humaines, tout ce que l’âme et l’esprit peuvent rêver
de plus tendre, de plus adorablement coquet, de plus amoureux, de plus ardent,
de plus ineffable.
Vivre six mois, six mois
encore, était le refrain de toutes
ses cantilènes.
Je voyais très
clairement ce qu’elle allait dire avant que la pensée arrivât de sa tête ou de
son cœur jusque sur ses lèvres, et j’achevais moi-même le vers ou le chant commencés;
j’avais pour elle la même transparence, et elle lisait en moi couramment.
Je ne sais pas où se
seraient arrêtées ces extases que ne modérait plus la présence de Karr, lorsque
je sentis quelque chose de velu et de rude qui me passait sur la figure;
j’ouvris les yeux, et je vis mon chat qui frottait sa moustache à la mienne en
manière de congratulation matinale, car l’aube tamisait à travers les rideaux
une lumière vacillante.
C’est ainsi que finit
mon rêve d’opium, qui ne me laissa d’autre trace qu’une vague mélancolie, suite
ordinaire de ces sortes d’hallucinations.