Guy de Maupassant est un écrivain français né le
5 août 1850 au château de Miromesnil à Tourville-sur-Arques1
(Seine-Inférieure) et mort le 6 juillet 1893 à Paris.
Lié à Gustave Flaubert et à Émile Zola, il a marqué la
littérature française par ses six romans, dont Une vie en 1883, Bel-Ami en
1885, Pierre et Jean en 1887-1888, mais surtout par ses nouvelles, (parfois
intitulées contes), comme Boule de suif en 1880, les Contes de la bécasse
(1883) ou Le Horla (1887). Ces œuvres retiennent l’attention par leur force
réaliste, la présence importante du fantastique et par le pessimisme qui s’en
dégage le plus souvent mais aussi par la maîtrise stylistique. La carrière
littéraire de Guy de Maupassant se limite à une décennie – de 1880 à 1890 –
avant qu’il ne sombre peu à peu dans la folie et ne meure à quarante-trois ans.
Reconnu de son vivant, Guy de Maupassant conserve un renom de premier plan,
renouvelé encore par les nombreuses adaptations filmées de ses œuvres.
La Main
On
faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d'instruction qui donnait son avis
sur l'affaire mystérieuse de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable
crime affolait Paris. Personne n'y comprenait rien.
M. Bermutier, debout, le dos à la cheminée,
parlait, assemblait les preuves, discutait les diverses opinions, mais ne
concluait pas.
Plusieurs femmes s'étaient levées pour
s'approcher et demeuraient debout, l'œil fixé sur la bouche rasée du magistrat
d'où sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient, vibraient, crispées par
leur peur curieuse, par l'avide et insatiable besoin d'épouvante qui hante leur
âme, les torture comme une faim.
Une d'elles, plus pâle que les autres,
prononça pendant un silence:
- C'est affreux. Cela touche au
"surnaturel". On ne saura jamais rien.
Le magistrat se tourna vers elle:
- Oui, madame, il est probable qu'on ne
saura jamais rien. Quand au mot "surnaturel" que vous venez
d'employer, il n'a rien à faire ici. Nous sommes en présence d'un crime fort
habilement conçu, fort habilement exécuté, si bien enveloppé de mystère que
nous ne pouvons le dégager des circonstances impénétrables qui l'entourent.
Mais j'ai eu, moi, autrefois, à suivre une affaire où vraiment semblait se
mêler quelque chose de fantastique. Il a fallu l'abandonner, d'ailleurs, faute
de moyens de l'éclaircir.
Plusieurs femmes prononcèrent en même
temps, si vite que leurs voix n'en firent qu'une:
- Oh! dites-nous cela.
M. Bermutier sourit gravement, comme doit
sourire un juge d'instruction. Il reprit:
- N'allez pas croire, au moins, que j'aie
pu, même un instant, supposer en cette aventure quelque chose de surhumain. Je
ne crois qu'aux causes normales. Mais si, au lieu d'employer le mot
"surnaturel" pour exprimer ce que nous ne comprenons pas, nous nous
servions simplement du mot "inexplicable", cela vaudrait beaucoup
mieux. En tout cas, dans l'affaire que je vais vous dire, ce sont surtout les
circonstances environnantes, les circonstances préparatoires qui m'ont ému.
Enfin, voici les faits:
J'étais alors juge d'instruction à Ajaccio,
une petite ville blanche, couchée au bord d'un admirable golfe qu'entourent
partout de hautes montagnes.
Ce que j'avais surtout à poursuivre là-bas,
c'étaient les affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de dramatiques au
possible, de féroces, d'héroïques. Nous retrouvons là les plus beaux sujets de
vengeance qu'on puisse rêver, les haines séculaires, apaisées un moment, jamais
éteintes, les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres et
presque des actions glorieuses. Depuis deux ans, je n'entendais parler que du
prix du sang, que de ce terrible préjugé corse qui force à venger toute injure
sur la personne qui l'a faite, sur ses descendants et ses proches. J'avais vu
égorger des vieillards, des enfants, des cousins, j'avais la tête pleine de ces
histoires.
Or, j'appris un jour qu'un Anglais venait
de louer pour plusieurs années une petite villa au fond du golfe. Il avait
amené avec lui un domestique français, pris à Marseille en passant.
Bientôt tout le monde s'occupa de ce
personnage singulier, qui vivait seul dans sa demeure, ne sortant que pour
chasser et pour pêcher. Il ne parlait à personne, ne venait jamais à la ville,
et, chaque matin, s'exerçait pendant une heure ou deux, à tirer au pistolet et
à la carabine.
Des légendes se firent autour de lui. On
prétendit que c'était un haut personnage fuyant sa patrie pour des raisons
politiques; puis on affirma qu'il se cachait après avoir commis un crime
épouvantable. On citait même des circonstances particulièrement horribles.
Je voulus, en ma qualité de juge
d'instruction, prendre quelques renseignements sur cet homme; mais il me fut
impossible de rien apprendre. Il se faisait appeler sir John Rowell.
Je me contentai donc de le surveiller de
près; mais on ne me signalait, en réalité, rien de suspect à son égard.
Cependant, comme les rumeurs sur son compte
continuaient, grossissaient, devenaient générales, je résolus d'essayer de voir
moi-même cet étranger, et je me mis à chasser régulièrement dans les environs
de sa propriété.
J'attendis longtemps une occasion. Elle se
présenta enfin sous la forme d'une perdrix que je tirai et que je tuai devant
le nez de l'Anglais. Mon chien me la rapporta; mais, prenant aussitôt le
gibier, j'allai m'excuser de mon inconvenance et prier sir John Rowell
d'accepter l'oiseau mort.
C'était un grand homme à cheveux rouges, à
barbe rouge, très haut, très large, une sorte d'hercule placide et poli. Il
n'avait rien de la raideur dite britannique et il me remercia vivement de ma
délicatesse en un français accentué d'outre-Manche. Au bout d'un mois, nous
avions causé ensemble cinq ou six fois.
Un soir enfin, comme je passais devant sa
porte, je l'aperçus qui fumait sa pipe, à cheval sur une chaise, dans son
jardin. Je le saluai, et il m'invita à entrer pour boire un verre de bière. Je
ne me le fis pas répéter.
Il me reçut avec toute la méticuleuse
courtoisie anglaise, parla avec éloge de la France, de la Corse, déclara qu'il
aimait beaucoup cette pays, cette rivage.
Alors je lui posai, avec de grandes
précautions et sous la forme d'un intérêt très vif, quelques questions sur sa
vie, sur ses projets. Il répondit sans embarras, me raconta qu'il avait
beaucoup voyagé, en Afrique, dans les Indes, en Amérique. Il ajouta en riant:
- J'avé eu bôcoup d'aventures, oh! yes.
Puis je me remis à parler chasse, et il me
donna des détails les plus curieux sur la chasse à l'hippopotame, au tigre, à
l'éléphant et même la chasse au gorille.
Je dis:
- Tous ces animaux sont redoutables.
Il sourit:
- Oh! nô, le plus mauvais c'été l'homme.
Il se mit à rire tout à fait, d'un bon rire
de gros Anglais content:
- J'avé beaucoup chassé l'homme aussi.
Puis il parla d'armes, et il m'offrit
d'entrer chez lui pour me montrer des fusils de divers systèmes.
Son salon était tendu de noir, de soie
noire brodée d'or. De grandes fleurs jaunes couraient sur l'étoffe sombre,
brillaient comme du feu.
Il annonça:
- C'été une drap japonaise.
Mais, au milieu du plus large panneau, une
chose étrange me tira l'œil. Sur un carré de velours rouge, un objet noir se
détachait. Je m'approchai: c'était une main, une main d'homme. Non pas une main
de squelette, blanche et propre, mais une main noire desséchée, avec les ongles
jaunes, les muscles à nu et des traces de sang ancien, de sang pareil à une
crasse, sur les os coupés net, comme d'un coup de hache, vers le milieu de
l'avant bras.
Autour du poignet, une énorme chaîne de
fer, rivée, soudée à ce membre malpropre, l'attachait au mur par un anneau
assez fort pour tenir un éléphant en laisse.
Je demandai:
- Qu'est-ce que cela?
L'Anglais répondit tranquillement:
- C'été ma meilleur ennemi. Il vené
d'Amérique. Il avé été fendu avec le sabre et arraché la peau avec une caillou
coupante, et séché dans le soleil pendant huit jours. Aoh, très bonne pour moi,
cette.
Je touchai ce débris humain qui avait dû
appartenir à un colosse. Les doigts, démesurément longs, étaient attachés par
des tendons énormes que retenaient des lanières de peau par places. Cette main
était affreuse à voir, écorchée ainsi, elle faisait penser naturellement à
quelque vengeance de sauvage.
Je dis:
- Cet homme devait être très fort.
L'Anglais prononça avec douceur:
- Aoh yes; mais je été plus fort que lui.
J'avé mis cette chaîne pour le tenir.
Je crus qu'il plaisantait. Je dis:
- Cette chaîne maintenant est bien inutile,
la main ne se sauvera pas.
Sir John Rowell reprit gravement:
-
Elle voulé toujours s'en aller. Cette chaîne été nécessaire.
D'un coup d'œil rapide j'interrogeai son
visage, me demandant:
- Est-ce un fou, ou un mauvais plaisant?
Mais la figure demeurait impénétrable,
tranquille et bienveillante. Je parlai d'autre chose et j'admirai les fusils.
Je remarquai cependant que trois revolvers
chargés étaient posés sur les meubles, comme si cet homme eût vécu dans la
crainte constante d'une attaque.
Je revins plusieurs fois chez lui. Puis je
n'y allai plus. On s'était accoutumé à sa présence; il était devenu indifférent
à tous.
Une année entière s'écoula. Or, un matin,
vers la fin de novembre, mon domestique me réveilla en m'annonçant que sir John
Rowell avait été assassiné dans la nuit.
Une demi-heure plus tard, je pénétrais dans
la maison de l'Anglais avec le commissaire central et le capitaine de
gendarmerie. Le valet, éperdu et désespéré, pleurait devant la porte. Je
soupçonnai d'abord cet homme, mais il était innocent.
On ne put jamais trouver le coupable.
En entrant dans le salon de sir John,
j'aperçus du premier coup d'œil le cadavre étendu sur le dos, au milieu de la
pièce.
Le gilet était déchiré, une manche arrachée
pendait, tout annonçait qu'une lutte terrible avait eu lieu.
L'Anglais était mort étranglé! Sa figure
noire et gonflée, effrayante, semblait exprimer une épouvante abominable; il
tenait entre ses dents serrées quelque chose; et le cou, percé de cinq trous
qu'on aurait dits faits avec des pointes de fer, était couvert de sang.
Un médecin nous rejoignit. Il examina
longtemps les traces des doigts dans la chair et prononça ces étranges paroles:
- On dirait qu'il a été étranglé par un
squelette.
Un frisson me passa dans le dos, et je
jetai les yeux sur le mur, à la place où j'avais vu jadis l'horrible main
d'écorché. Elle n'y était plus. La chaîne, brisée, pendait.
Alors je me baissai vers le mort, et je
trouvai dans sa bouche crispée un des doigts de cette main disparue, coupé ou
plutôt scié par les dents juste à la deuxième phalange.
Puis on procéda aux constatations. On ne
découvrit rien. Aucune porte n'avait été forcée, aucune fenêtre, aucun meuble.
Les deux chiens de garde ne s'étaient pas réveillés.
Voici, en quelques mots, la déposition du
domestique:
Depuis un mois, son maître semblait agité.
Il avait reçu beaucoup de lettres, brûlées à mesure.
Souvent, prenant une cravache, dans une
colère qui semblait de démence, il avait frappé avec fureur cette main séchée,
scellée au mur et enlevée, on ne sait comment, à l'heure même du crime.
Il se couchait fort tard et s'enfermait
avec soin. Il avait toujours des armes à portée du bras. Souvent, la nuit, il
parlait haut, comme s'il se fût querellé avec quelqu'un.
Cette nuit-là, par hasard, il n'avait fait
aucun bruit, et c'est seulement en venant ouvrir les fenêtres que le serviteur
avait trouvé sir John assassiné. Il ne soupçonnait personne.
Je communiquai ce que je savais du mort aux
magistrats et aux officiers de la force publique, et on fit dans toute l'île
une enquête minutieuse. On ne découvrit rien.
Or, une nuit, trois mois après le crime,
j'eus un affreux cauchemar. Il me sembla que je voyais la main, l'horrible
main, courir comme un scorpion ou comme une araignée le long de mes rideaux et
de mes murs. Trois fois, je me réveillai, trois fois je me rendormis, trois
fois je revis le hideux débris galoper autour de ma chambre en remuant les
doigts comme des pattes.
Le lendemain, on me l'apporta, trouvé dans
le cimetière, sur la tombe de sir John Rowell, enterré là; car on n'avait pu
découvrir sa famille. L'index manquait.
Voilà, mesdames, mon histoire. Je ne sais
rien de plus.
Les femmes, éperdues, étaient pâles,
frissonnantes. Une d'elles s'écria:
- Mais ce n'est pas un dénouement cela, ni
une explication! Nous n'allons pas dormir si vous ne nous dites pas ce qui
s'était passé, selon vous.
Le magistrat sourit avec sévérité:
- Oh! moi, mesdames, je vais gâter, certes,
vos rêves terribles. Je pense tout simplement que le légitime propriétaire de
la main n'était pas mort, qu'il est venu la chercher avec celle qui lui
restait. Mais je n'ai pu savoir comment il a fait, par exemple. C'est là une
sorte de vendetta.
Une des femmes murmura:
-
Non, ça ne doit pas être ainsi.
Et le juge d'instruction, souriant
toujours, conclut:
- Je vous avais bien dit que mon
explication ne vous irait pas.
23 décembre 1883