Charles Perrault, né le 12 janvier 1628 à Paris où il est
mort le 16 mai 1703, est un homme de lettres français, resté célèbre pour ses
Contes de ma mère l’Oye. Auteur de textes religieux, chef de file des Modernes
dans la Querelle des Anciens et des Modernes, Charles Perrault fut l'un des
grands auteurs du XVIIe siècle. L'essentiel de son travail consista en la
collecte et la retranscription de contes issus de la tradition orale française.
Il est l'un des formalisateurs du genre littéraire écrit du conte merveilleux.
Barbe bleue
Il était une fois un
homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle
d'or et d'argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés; mais
par malheur cet homme avait la barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible,
qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuit devant lui. Une de ses
voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en
demanda une en mariage, et lui laissa le choix de celle qu'elle voudrait lui
donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient l'une à
l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce
qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et
qu'on ne savait pas ce que ces femmes étaient devenues. Barbe Bleue, pour faire
connaissance, les mena avec leur mère, et trois ou quatre de leurs meilleures
amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne,
où on demeura huit jours entiers. Ce n'était que promenades, que parties de
chasse et de pêche, que danses et festins, que collations : on ne dormait
point, et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres ;
enfin tout alla si bien, que la cadette commença à trouver que le maître du
logis n'avait plus la barbe si bleue, et que c'était un fort honnête homme. Dès
qu'on fut de retour à la ville, le mariage se conclut.
Au bout d'un mois Barbe
Bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un voyage en province, de six
semaines au moins, pour une affaire de conséquence; qu'il la priait de se bien
divertir pendant son absence, qu'elle fit venir ses bonnes amies, qu'elle les
menât à la campagne si elle voulait, que partout elle fit bonne chère :
-"Voilà, lui
dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles, voilà celles de la vaisselle
d'or et d'argent qui ne sert pas tous les jours, voilà celles de mes
coffres-forts, où est mon or et mon argent, celles des coffrets où sont mes
pierreries, et voilà le passe-partout de tous les appartements. Pour cette
petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de
l'appartement bas : ouvrez tout, allez partout, mais pour ce petit cabinet, je
vous défends d'y entrer, et je vous le défends de telle sorte, que s'il vous
arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma
colère."
Elle promit d'observer
exactement tout ce qui lui venait d'être ordonné ; et lui, après l'avoir
embrassée, il monte dans son carrosse, et part pour son voyage. Les voisines et
les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât chercher pour aller chez
la jeune mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richesses
de sa maison, n'ayant osé y venir pendant que le mari y était, à cause de sa
barbe bleue qui leur faisait peur. Les voilà aussitôt à parcourir les chambres,
les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que
les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvaient
assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sofas, des cabinets,
des guéridons, des tables et des miroirs, où l'on se voyait depuis les pieds
jusqu'à la tête, et dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent
et de vermeil doré, étaient les plus belles et les plus magnifiques qu'on eût
jamais vues.
Elles ne cessaient
d'exagérer et d'envier le bonheur de leur amie, qui cependant ne se
divertissait point à voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle
avait d'aller ouvrir le cabinet de l'appartement bas. Elle fut si pressée de sa
curiosité, que sans considérer qu'il était malhonnête de quitter sa compagnie,
elle y descendit par un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation,
qu'elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois. Etant arrivée à la porte du
cabinet, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son mari lui
avait faite, et considérant qu'il pourrait lui arriver malheur d'avoir été
désobéissante; mais la tentation était si forte qu'elle ne put la surmonter :
elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet.
D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après
quelques moments elle commença à voir que le plancher était tout couvert de
sang caillé, et que dans ce sang gisaient les corps de plusieurs femmes mortes
et attachées le long des murs (c'était toutes les femmes que Barbe Bleue avait
épousées et qu'il avait égorgées l'une après l'autre) . Elle pensa mourir de
peur, et la clef du cabinet qu'elle venait de retirer de la serrure lui tomba
de la main. Après avoir un peu repris ses esprits, elle ramassa la clef,
referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu, mais elle n'en
pouvait venir à bout, tant elle était émue. Ayant remarqué que la clef du
cabinet était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois, mais le sang ne
s'en allait point ; elle eut beau la laver, et même la frotter avec du sablon
et avec du grès, il y demeura toujours du sang, car la clef était magique, et
il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait : quand on ôtait le sang d'un
côté, il revenait de l'autre.
Barbe Bleue revint de
son voyage dès le soir même, et dit qu'il avait reçu des lettres en chemin, qui
lui avaient appris que l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être
terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner
qu'elle était ravie de son prompt retour. Le lendemain il lui redemanda les
clefs, et elle les lui donna. Mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans
peine tout ce qui s'était passé.
-"D'où vient, lui
dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres ?"
-" Sans doute"
, dit-elle, " que je l'ai laissée là-haut sur ma table."
-" Ne manquez
pas" , dit la Barbe bleue, " de me la donner tantôt." Après
l'avoir retardé le plus possible, il fallut apporter la clef. Barbe Bleue,
l'ayant examinée, dit à sa femme :
-"Pourquoi y a-t-il
du sang sur cette clef ?"
-" Je n'en sais
rien" , répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort.
-" Vous n'en savez
rien" , reprit Barbe Bleue, " je le sais bien, moi" ; vous avez
voulu entrer dans le cabinet ! Hé bien, Madame, vous y entrerez, et irez
prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues."
Elle se jeta aux pieds
de son mari, en pleurant et en lui demandant pardon, avec toutes les marques
d'un vrai repentir de n'avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un
rocher, belle et affligée comme elle était ; mais Barbe Bleue avait le coeur
plus dur qu'un rocher :
-"Il faut mourir,
Madame, lui dit-il, et tout à l'heure."
-" Puisqu'il faut
mourir, répondit-elle, en le regardant, les yeux baignés de larmes, donnez-moi
un peu de temps pour prier Dieu." -" Je vous donne un quart
d'heure" , reprit Barbe Bleue, " mais pas un moment de plus."
Lorsqu'elle fut seule,
elle appela sa soeur, et lui dit :
-"Ma soeur Anne
(car elle s'appelait ainsi) , monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour
voir si mes frères ne viennent point ; ils m'ont promis qu'ils viendraient me
voir aujourd'hui, et si tu les vois, fais-leur signe de se hâter."
La soeur Anne monta sur
le haut de la tour, et la pauvre affligée lui criait de temps en temps :
-"Anne, ma soeur
Anne, ne vois-tu rien venir ?"
Et la soeur Anne lui
répondait :
-"Je ne vois rien
que le soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie."
Cependant Barbe Bleue, tenant
un grand couteau à la main, criait de toute sa force à sa femme :
-"Descends vite, ou
je monterai là-haut."
-" Encore un moment
s'il vous plaît", lui répondait sa femme et aussitôt elle criait tout bas
:
-"Anne, ma soeur
Anne, ne vois-tu rien venir ?"
Et la soeur Anne
répondait :
-"Je ne vois rien
que le soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie."
-"Descends donc
vite, criait la Barbe bleue, ou je monterai là-haut."
-" Je m'en
vais", répondait sa femme, et puis elle criait :
-"Anne, ma soeur
Anne, ne vois-tu rien venir ?"
-" Je vois" ,
répondit la soeur Anne, " une grosse poussière qui vient de ce
côté-ci."
-" Sont-ce mes
frères ?"
-" Hélas ! non, ma
soeur, c'est un troupeau de moutons."
-" Ne veux-tu pas
descendre ?" criait la Barbe bleue.
-" Encore un
moment", répondait sa femme; et puis elle riait :
-"Anne, ma soeur
Anne, ne vois-tu rien venir ?
-" Je vois" ,
répondit-elle, " deux cavaliers qui viennent de ce côté-ci, mais ils sont
bien loin encore. Dieu soit loué" , s'écria-t-elle un moment après, "
ce sont mes frères ; je leur fais signe tant que je puis de se hâter."
Barbe Bleue se mit à
crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et
alla se jeter à ses pieds toute éplorée et toute échevelée.
-"Cela ne sert de
rien" , dit Barbe Bleue, " il faut mourir."
Puis la prenant d'une
main par les cheveux, et de l'autre levant le couteau en l'air, il allait lui
trancher la tête. La pauvre femme se tournant vers lui, et le regardant avec
des yeux mourants, le pria de lui donner un petit moment pour se recueillir.
-"Non, non" ,
dit-il, " recommande-toi bien à Dieu"; et levant son bras...
A ce moment on heurta si
fort à la porte, que Barbe Bleue s'arrêta tout court : on ouvrit, et aussitôt
on vit entrer deux cavaliers qui, mettant l'épée à la main, coururent droit à
Barbe Bleue. Il reconnut que c'était les frères de sa femme, l'un dragon et
l'autre mousquetaire, de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se sauver ; mais
les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'attrapèrent avant qu'il
pût gagner le perron : ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le
laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son mari, et
n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères. Il se trouva que
Barbe Bleue n'avait point d'héritiers, et qu'ainsi sa femme demeura maîtresse
de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa soeur Anne avec un
jeune gentilhomme, dont elle était aimée depuis longtemps ; une autre partie à
acheter des charges de capitaine à ses deux frères; et le reste à se marier
elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle
avait passé avec Barbe bleue.