Titre Original: Parfums
Date de Parution : 26 février 2014
ISBN: 978-2253175391
Nombre de pages : 216
Prix : 6,10 €
Quatrième de couverture : « En dressant
l'inventaire des parfums qui nous émeuvent – ce que j'ai fait pour moi, ce que
chacun peut faire pour lui-même –, on voyage librement dans une vie. Le bagage
est léger. On respire et on se laisse aller. Le temps n'existe plus : car c'est
aussi cela la magie des parfums que de nous retirer du courant qui nous
emporte, et nous donner l'illusion que nous sommes toujours ce que nous avons
été, ou que nous fûmes ce que nous nous apprêtons à être. Alors la tête nous
tourne délicieusement. » P. C.
Extrait
Acacia
Incongruité climatique : je connais des arbres
couverts de neige au début du mois de juin. Épaisse et tout à la fois légère,
cette neige, en grappes floconneuses, et que le vent du soir effleure comme on
caresse un ventre aimé. Je dévale à bicyclette le chemin creux qui plonge
derrière le cimetière de Dombasle, ma ville de naissance, ma ville d'enfance,
ma ville d'aujourd'hui, vers le vieux stade de Sommerviller abandonné à nos
jeux. Gamelles, balles au camp, gendarmes et voleurs. Je vais rejoindre mes
copains : le Noche, les Waguette, Éric Chochnaki, Denis Paul, Jean-Marc Cesari,
Francis Del Fabro, Didier Simonin, Didier Faux, Jean-Marie Arnould, le
Petitjean, Marc Jonet. Les grands acacias masquent le ciel clair et se
rejoignent en une voûte ouvragée. Feuilles aux formes de monnaie antique.
Épines de couronnes pour suppliciés absents. Je pédale les yeux fermés et
rejette la tête en arrière, me saoulant du parfum des pétales et d'une joie
fébrile que chaque printemps apporte de nouveau. Les jours vont devenir
immenses, comme notre vie. Nous attendrons le soir dans le chant neuf des
oiseaux et celui des grenouilles. Il y aura une stupeur à se saisir du dernier
froid de la terre et à s'en rafraîchir. Les brumes elles-mêmes partiront en
voyage, loin, pour ne revenir qu'en octobre. Le ciel enfantera ses couchants
roses, ouatés d'orange et de bleu pâle comme il en existe dans les tableaux de
Claude Gellée, dit le Lorrain, qui est né à quelques lieues d'ici trois siècles
plus tôt. Fleurs d'acacia aux odeurs de miel et de primevère, bourdonnant
d'abeilles qui, pareilles à des silènes minuscules et velus, s'enivrent et
titubent dans l'air doux. Nous autres, petits humains, cherchons sur les plus
basses branches les grappes lourdes au teint de crème pâle. Nous les cueillons,
ignorant nos blessures aux doigts et aux poignets, et notre sang qui perle
signe notre courage. Je serre les jeunes mortes dans un linge et reviens à la
maison, pédalant à m'en casser les jambes. Je passe devant les abattoirs
endormis où les boeufs écorchés, pendus à leur crochet dans les chambres
froides, méditent sur leur bref destin. Ma mère a battu la pâte. Nous y
plongeons les grappes qui s'alourdissent d'une lave blonde. Alors, très vite,
il faut les immoler dans l'huile bouillante afin que leur arôme profond ne
meure pas mais s'emprisonne sous la croûte mince. Dorée. La nuit au-dehors a
ouvert grand son oeil bleu de Prusse. Le chat près du fourneau nous observe et
s'interroge. Il est tard. Il est tôt. Les yeux brillants, négligeant la brûlure
sur mes lèvres, je mords dans une grappe craquante pleine de fleurs, de
sourires et de vent. C'est là tout le printemps qui vient à ma bouche.