Auteur: Frédéric Aribit
Titre Original: Trois langues dans ma bouche
Date de Parution : 22 janvier 2015
Éditeur: Belfond
ISBN: 978-2714459350
Nombre de pages : 202
Prix : 17,00 €
Quatrième de couverture : Il croyait
l'avoir perdue à jamais : sa langue maternelle se réveille. Agitée par les
coups du hasard, elle secoue le Basque qui sommeille en lui et le propulse dans
les vies minuscules de son enfance. Alors il n'a plus le choix. Cette langue
devenue étrangère, il la tourne mille fois dans sa bouche. Et elle met son
corps à l'épreuve d'un long baiser qui embrasse avec une même fougue les livres
qu'il lit, les gens qu'il aime et ceux qui meurent, broyés parfois dans les
mâchoires des revendications politiques. Furieusement poétique, Trois langues
dans ma boucheest l'aventure saisissante d'un homme en quête d'identité, avec
le basque aux trousses et l'écriture pour horizon.
Extrait
L'article ne m'avait pas sauté aux yeux. J'étais tombé
dessus en feuilletant Courrier international, allongé sur une plage d'Anglet,
dans les griffures bleues du soleil. C'était ça ou les sudoku. Je l'avais lu en
diagonale, couché sur le ventre, en farfouillant négligemment du gros orteil
dans le sable. L'histoire était digne d'une nouvelle de Kosztolányi, dont je
venais de terminer Le Traducteur cleptomane. Celle où le type, hongrois,
discute une nuit entière dans un train avec un contrôleur, bulgare, sans
comprendre un traître mot de ce que l'autre lui dit, ni que l'autre à aucun
moment ne s'en aperçoive. Aussi absurde. Aussi drôle, et ce même arrière-goût
amer. J'avais souri avant de tourner la page en hochant la tête.
C'était l'histoire de Manuel Segovia, 75 ans, et
d'Isidro Velázquez, 69 ans.
Querelle de voisinage ? Réveil d'une ancienne jalousie
amoureuse ? Différend familial ? Vieille rivalité qui refaisait surface à la faveur
d'on ne sait quel futile incident ? Qui saurait dire ce qui s'était exactement
passé entre eux ? Le journaliste posait des questions, donnait des éclairages,
ouvrait des pistes, mais force était de constater que ni lui ni personne n'en
savait rien. Le mystère restait entier.
Manuel Segovia, 75 ans, et Isidro Velázquez, 69 ans,
les deux derniers locuteurs au monde de l'ayapaneco, refusaient catégoriquement
de s'adresser la parole.
C'était venu comme ça, après des années et des années
de voisinage sans histoires, du moins sans autre histoire que des histoires de
voisinage justement, de ces insignifiants Clochemerle qu'on imaginait aisément
et qui faisaient le sel des campagnes, et le jour où ses poules avaient
traversé la clôture, et le jour où son chien avait chié partout, et le jour où
son arbre était tombé de mon côté.
Manuel Segovia et Isidro Velázquez habitaient à
quelques centaines de mètres l'un de l'autre dans un village de l'État du
Tabasco, capitale Villahermosa, l'un des États les plus arrosés du Mexique.
C'était un tout petit village, perdu entre les nombreux cours d'eau qui
débordaient constamment sous les averses. Ils avaient toujours vécu là. Ne
s'étaient jamais beaucoup aimés. Il y avait leur photo. On croyait savoir que
Manuel Segovia avait la langue facile. On disait Isidro Velázquez plus
taciturne, plus solitaire. Je les imaginais devant leur maison de fortune,
petites gens aux gueules émaciées de grands caciques, le village se meurt
autour d'eux, les seins des femmes tombent vides, les jeunes sont partis, et
eux attendent, impassibles, beckettiens, attendent quoi on ne sait pas, ils ne
savent pas non plus ce qu'ils attendent mais ils attendent en chiquant leur
tabac, la respiration calme à l'ombre des chapeaux, assis chacun dans son hamac
tendu entre deux arbres.
Les chiens aboient dans la moiteur tropicale.
Eux se font face et se taisent. Un Sergio Leone.
Ils attendent, entraînant dans leur silence de plomb
le dernier bruit que pourrait faire leur langue au monde.