Auteur: Véronique Cohu
Titre Original: Rêvez… je ferai le reste
Date de Parution : 30 avril 2014
Éditeur : Grasset
Nombre de pages : 180
Prix : 16,00€ 15,20€
Quatrième de couverture : Adèle Leduc tient une pâtisserie à
Illiers-Combray. Elle pratique le tarot divinatoire, fait des rêves
prémonitoires et suit une psychanalyse aléatoire. Devenue insomniaque, elle
désire retrouver son aptitude à rêver et décide de tout quitter. Commence alors
un road movie qui va l’emmener dans des lieux chargés d’histoire où il lui
faudra vivre des aventures hors du commun.
Extrait
Paris-brest
- J'entasse les billets de cent euros dans un grand sac en toile de
jute. Le comptable se tient devant moi, raide comme un piquet. Il porte un
pantalon pattes «d'èph'» et il a les cheveux longs. Je tends la main vers lui.
Il la remplit. Je vérifie à chaque fois. Brusquement, je lui dis : «Il en
manque ! Le compte n'est pas bon !» L'homme a un mouvement de recul. De peur
qu'il ne m'échappe, je l'attrape par la chevelure. Mais sa tignasse reste
accrochée à mes doigts. Étonnée, je regarde cette espèce de scalp et me vois
dans un miroir, des peintures de guerre sur le visage. Le comptable a disparu,
alors que l'écho d'un ricanement rebondit sur les murs carrelés de bleu. Ah,
oui, j'ai oublié de préciser : nous sommes dans un bassin, vide de toute eau.
Il y avait belle lurette que je ne guettais plus de réaction chez M.
Cochart, psychanalyste de son état. Avant, je disais «mon» psychanalyste. Mais
nous nous connaissions trop bien lui et moi.
Notre vieux couple était en déliquescence. Je n'arrivais même pas à le
haïr, c'est dire ! Le transfert n'aura donc pas lieu. Mes rêves, qu'il a
toujours pris pour des divagations sans intérêt, n'ont jamais suscité que de
brefs sursauts chez lui. Il est vrai que le sexe en était généralement absent.
En tout cas pour celui qui ne sait pas lire entre les lignes... Et monsieur
faisait partie de ceux, nombreux, qui s'éveillent à l'audition de certains mots
simples et crus. Trop facile pour moi. Je m'interdisais de céder à la tentation
de parsemer mes songes d'obscénités imaginaires pour qu'il retienne «quelque
chose de mes propos».
J'éprouvais, au bout de ces trois années, un certain mépris pour ce
lacanien que l'habitude et les bons repas avaient fini par endormir et qui ne
réagissait qu'à la manipulation de grosses ficelles verbeuses.
- Vous êtes «là quand» pour que nous y soyons ensemble ?
J'avais espéré qu'un peu de langue des oiseaux, si chère au Maître
Jacques, le sortirait de sa sieste. Nada. «Je déteste venir à cette heure-ci»,
avais-je pesté intérieurement. «Il digère. J'en ai marre.»
Je me vois encore me lever brusquement et jeter sur son bureau
désertique les deux cents euros. Il avait grogné : il émergeait des bas-fonds
dans lesquels il s'était douillettement réfugié, le veinard.
- Ah, la séance est finie ? Bien, bien. A la semaine prochaine, Adèle.
Il avait ostensiblement bâillé, ébouriffant ses cheveux que j'avais eu
envie d'enlever un à un à la pince à épiler. Je ne lui demandais même plus ce
qu'il pensait de mes récits. Depuis qu'il m'avait affirmé qu'«un rêve, ça ne
s'explique pas», je n'attendais (presque) plus rien de sa part. Bon, j'avoue
qu'une petite réflexion, un simple mot, m'auraient tout de même fait plaisir.
Je sais qu'il le savait. Il aurait été trop content que je lui en fisse la
remarque. A ce petit jeu, j'étais aussi perverse que lui.
- J'ai piscine, faut que je file, avais-je bafouillé à Albin Cochart en
guise d'adieu. Pour être sûre qu'il ait bien compris, j'avais ajouté :
- On n'est pas faits l'un pour l'autre. Moi, je préfère la nage
papillon, et vous, vous excellez dans la brasse coulée.