Le Problème Spinoza, Irvin Yalom

Auteur: Irvin Yalom
Titre Original: Le Problème Spinoza
Date de Parution : 29 janvier 2014
Éditeur : Le Livre de Poche
Nombre de pages : 552
Prix : 8,10€ 7,70€

Quatrième de couverture : Amsterdam, février 1941. Le Reichleiter Rosenberg, chargé de la confiscation des biens culturels des juifs dans les territoires occupés, fait main basse sur la bibliothèque de Baruch Spinoza. Qui était-il donc ce philosophe, excommunié en 1656 par la communauté juive d'Amsterdam et banni de sa propre famille, pour, trois siècles après sa mort, exercer une telle fascination sur l’idéologue du parti nazi Irvin Yalom, l’auteur de Et Nietzsche a pleuré, explore la vie intérieure de Spinoza, inventeur d’une éthique de la joie, qui influença des générations de penseurs. Il cherche aussi à comprendre Alfred Rosenberg qui joua un rôle décisif dans l'extermination des juifs d'Europe.

Extrait
AMSTERDAM AVRIL 1656

Tandis que les derniers rayons de lumière ricochent sur les eaux du Zwanenburgwal, Amsterdam ferme boutique. Les teinturiers rassemblent leurs étoffes-magenta, cramoisies-qui sèchent sur les berges de pierre du canal. Les marchands remontent leurs auvents et remballent leurs étals. Quelques travailleurs qui rentrent chez eux d'un pas pesant font une halte dans les baraques à hareng qui longent le canal. Ils y avalent un repas sommaire accompagné de gin avant de poursuivre leur chemin. Amsterdam se meut lentement : la ville est en deuil, elle se remet à peine de la peste qui, seulement quelques mois plus tôt, a tué un habitant sur neuf.
A quelques mètres du canal, au 4 de la Breestraat, un Rembrandt van Rijn ruiné et légèrement éméché met la dernière touche à son tableau Jacob bénissant les fils de Joseph, il y inscrit son nom en bas à droite, jette sa palette à terre, et descend l'étroit escalier en colimaçon qui se trouve derrière lui. La maison, qui trois siècles plus tard le commémorera en devenant son musée, est ce jour-là témoin de son humiliation. Elle grouille des futurs enchérisseurs qui se préparent pour la vente de tous les biens de l'artiste. Il écarte avec rudesse les badauds présents dans l'escalier, passe la porte d'entrée, hume l'air iodé, et se dirige en trébuchant vers la taverne du coin.
A Delft, soixante-dix kilomètres au sud, un autre artiste commence, lui, à connaître le succès. À vingt-trois ans, Johannes Vermeer pose un ultime regard sur sa dernière toile, L'Entremetteuse. Il l'examine de droite à gauche. D'abord la prostituée dans une jaquette au jaune éclatant. Bien. Bien. Le jaune irradie comme un soleil lustré. Et le groupe d'hommes qui l'entoure. Excellent-chacun d'eux pourrait tout à fait sortir de la toile et entamer ici une conversation. Il se penche pour saisir au plus près l'imperceptible mais perçant regard du jeune sybarite au chapeau de dandy. Vermeer hoche la tête devant ce moi en miniature. Parfaitement satisfait, il inscrit son nom avec panache en bas à droite de la toile.
Revenons à Amsterdam. Au numéro 57 de la Breestraat, à deux rues seulement de la maison de Rembrandt où se prépare la vente aux enchères, un marchand de vingt-trois ans (né quelques jours à peine avant Vermeer, qu'il admirera mais ne rencontrera jamais) s'apprête à fermer sa boutique. Il semble bien délicat et bien gracieux pour un boutiquier. Ses traits sont parfaits, il a un teint d'olive sans défaut, de grands yeux sombres et expressifs.
Il jette un ultime regard autour de lui : la plupart des étagères sont aussi vides que ses poches. Des pirates ont intercepté sa dernière cargaison en provenance de Bahia et il n'y a plus ni café, ni sucre, ni cacao. Une génération durant, la famille Spinoza a dirigé une affaire prospère de négoce en gros avec de lointains pays mais aujourd'hui les frères Spinoza - Gabriel et Bento - en sont réduits à tenir un petit magasin de détail. Inspirant l'air poussiéreux, Bento Spinoza découvre avec résignation les déjections de rat à l'odeur fétide mêlée à celle des figues et des raisins secs, du gingembre confit, des amandes et des pois chiches, comme aux vapeurs de l'acre vin d'Espagne. Il franchit le pas de la porte et entame son combat quotidien avec le cadenas rouillé qui ferme la boutique. Une voix inconnue s'exprimant dans un portugais guindé le fait sursauter.
«Êtes-vous Bento Spinoza ?»