Auteur: Javier
Sebastián
Titre Original: El ciclista de Chernóbil
Date de Parution : 5 septembre 2013
Éditeur : Éditions Métailié
Nombre de pages : 208
Prix : 18,00€ 17,10€
Quatrième de couverture : Un vieil homme hagard, entouré de sacs remplis de
vêtements, est abandonné dans un self-service sur les Champs-Élysées. «Ne les
laissez pas me tuer», c'est tout ce qu'il sait dire.
Pripiat, ville fantôme, à trois kilomètres de la centrale de Tchernobyl
: dans les rues désertes, entre la grande roue neuve et les autos tamponneuses
abandonnées, pas âme qui vive. Sauf les samosiol, ceux qui sont revenus dans la
zone interdite. Laurenti Bakhtiarov chante Demis Roussos devant la salle vide
du ciné-théâtre Prometheus, deux Américains givrés testent les effets de la
radioactivité sur leur corps... Au coeur d'une apocalypse permanente, Vassia,
le cycliste, croit encore à la possibilité d'une communauté humaine.
Ce roman magistral est librement inspiré de la vie de Vassili
Nesterenko, physicien spécialiste du nucléaire, devenu l'homme à abattre pour
le KGB pour avoir tenté de contrer la désinformation systématique autour de
Tchernobyl.
Des paysages hallucinés aux aberrations du système soviétique, Sébastian
signe un texte d'une force rare, à la fois glaçant et étrangement beau, hymne à
la résistance dans un monde dévasté.
Extrait
Chaque seconde était éternelle, comme si tout se passait dans un fond
marin.
J'ai levé les yeux d'un reportage que je lisais sur le naufrage du
Lusitania en 1915 et je les ai vus monter l'escalier du restaurant. 1 198
passagers de ce navire battant pavillon britannique étaient morts. Le vieillard
et la femme paraissaient des rescapés de la catastrophe.
L'endroit était un moderne self-service avec des panneaux annonçant
diverses formules de menus, garnitures et suppléments. Ils se sont dirigés vers
une table près de l'étagère des serviettes et des dosettes d'assaisonnement. La
femme portait deux sacs remplis de vêtements. Des sacs lourds, comme pour un
déménagement. Je me suis efforcé de revenir à la lecture de mon supplément
dominical, car ce que j'observais n'était pas de mon ressort. Celui qui avait
ordonné de tirer sur le Lusitania, lisais-je, n'avait pas tenu compte des
cruiser rules, ces règles de navigation imposant de débarquer les passagers
d'un navire civil avant de le couler. Mais plus tard allaient venir les
batailles de la Marne, de la Somme et des lacs de Mazurie.
J'ai regardé de nouveau ces naufragés fraîchement arrivés, je ne pouvais
pas m'en empêcher. L'homme s'est assis, ou plus exactement laissé choir sur la
chaise. D'innombrables douleurs rhumatismales devaient le tourmenter. La femme
l'a un peu redressé car il était incliné dans une position dangereuse.
Comme ce n'était pas mon affaire, j'ai repris ma lecture. J'ai parcouru
un article sur la taxe Tobin, dont seul le titre m'intéressait, tourné
plusieurs pages et me suis arrêté sur une publicité. Au-dessus d'une hanche
féminine, un Pentax digital. J'aimerais bien être à la plage en ce moment. Mais
c'est impossible, nous sommes un dimanche de septembre, je suis à mille cent
kilomètres de chez moi et personne ne regarde personne. Moi si, j'observe du
coin de l'oeil, j'observe tout : les deux Rescapés du Lusitania ont ouvert les
boîtes du repas, de petites boîtes pour enfants, c'est la femme qui doit le
faire, parce que lui n'y arrive pas. Peut-être est-ce l'anniversaire de l'un
des deux qu'ils sont venus fêter ici. Le restaurant est situé sur l'avenue la
plus célèbre du pays. Le pays, c'est la France. Et les baies vitrées offrent
une vue qui doit être considérée comme un luxe et un privilège.
L'homme penche à nouveau. Mais, comme elle avait dû le faire souvent ce
jour-là, elle le redresse pour qu'il ne tombe pas. Elle écarte les cheveux qui
couvrent son visage.
J'avais besoin de serviettes, prétexte pour passer près d'eux. C'est là
que j'ai tout vu. L'homme pouvait à peine mastiquer, et je crois même qu'il ne
mangeait pas.
Il y avait en effet des vêtements dans les sacs. Je l'ai vu nettement.
De retour à ma table, j'ai étalé les suppléments dominicaux en éventail
comme si j'allais rester longtemps dans ce self-service, qui m'a paru soudain
un endroit accueillant, presque familial. J'ai encore jeté un coup d'oeil. Le
costume de l'homme était trop grand. La veste lui allait peut-être bien il y a
quelques années, mais plus maintenant.
Elle se lève. Secoue les miettes de son chemisier. Pose les restes du
repas sur le plateau avec la parcimonie de quelqu'un qui veut bien faire les
choses, se lève et jette le tout dans une poubelle. Elle revient vers l'homme.
Se penche un peu vers lui, comme si elle allait lui dire quelque chose à
l'oreille, mais elle se ravise et se contente de replier le col de sa chemise
qui était relevé sur la nuque. Elle lui donne un baiser sur le front, lui
caresse le visage, un autre baiser, puis elle s'en va. Elle est partie.