Auteur: Jean-Christophe
Rufin
Titre Original: Immortelle randonnée : Compostelle Malgré moi
Date de Parution : 5 avril 2013
Éditeur : Guérin
Nombre de pages : 258
Prix : 19,50€
18,53€
Quatrième de couverture : Jean-Christophe Rufin a suivi à pied, sur plus de
huit cents kilomètres, le «Chemin du Nord» jusqu'à
Saint-Jacques-de-Compostelle. Beaucoup moins fréquenté que la voie habituelle
des pèlerins, cet itinéraire longe les côtes basque et cantabrique puis traverse
les montagnes sauvages des Asturies et de Galice.
«Chaque fois que Ton m'a posé la question : "Pourquoi êtes-vous
allé à Santiago ?", j'ai été bien en peine de répondre. Comment expliquer
à ceux qui ne l'ont pas vécu que le Chemin a pour effet sinon pour vertu de
faire oublier les raisons qui ont amené à s'y engager ? On est parti, voilà
tout.»
Galerie de portraits savoureux, divertissement philosophique sur le ton
de Diderot, exercice d'autodérision plein d'humour et d'émerveillement,
Immortelle randonnée se classe parmi les grands récits de voyage littéraires.
Extrait
L'organisation
LORSQUE, comme moi, on ne sait rien de Compostelle avant de partir, on
imagine un vieux chemin courant dans les herbes, et des pèlerins plus ou moins
solitaires qui l'entretiennent en y laissant l'empreinte de leurs pas. Erreur
grossière, que l'on corrige bien vite lorsqu'on va chercher la fameuse
credencial, document obligatoire pour accéder aux refuges pour pèlerins !
On découvre alors que le Chemin est l'objet sinon d'un culte, du moins
d'une passion, que partagent nombre de ceux qui l'ont parcouru. Toute une
organisation se cache derrière le vieux chemin : des associations, des
publications, des guides, des permanences spécialisées. Le chemin est un
réseau, une confrérie, une internationale. Nul n'est contraint d'y adhérer, mais
cette organisation se signale à vous dès le départ, en vous délivrant la
credencial, ce passeport qui est bien plus qu'un bout de carton folklorique.
Car, dûment fiché comme futur-ancien-pèlerin, vous recevrez désormais des
bulletins d'études savants, des invitations à des sorties pédestres et même, si
vous habitez certaines villes, à des séances de restitution d'expériences,
organisées autour de voyageurs fraîchement rentrés. Ces rencontres amicales
autour d'un verre s'appellent «Le vin du pèlerin» !
J'ai découvert ce monde en entrant par une après-midi pluvieuse dans la
petite boutique sise rue des Canettes à Paris, dans le quartier Saint-Sulpice,
siège de l'association des Amis de Saint-Jacques. L'endroit détone, au milieu
des bars branchés et des boutiques de fringues. Il fleure bon sa salle
paroissiale et le désordre poussiéreux qui l'encombre a l'inimitable cachet des
locaux dits «associatifs». Le permanencier qui m'accueille est un homme d'un
certain âge - on dirait aujourd'hui un «senior», mais ce terme n'appartient pas
au vocabulaire jacquaire. Il n'y a personne d'autre dans la boutique et
j'aurais l'impression de le réveiller s'il ne se donnait pas beaucoup de mal
pour paraître affairé. L'informatique n'a pas encore pris possession du lieu.
Ici règnent toujours la fiche bristol jaunâtre, les dépliants ronéotypés, le
tampon baveux et son encreur métallique.
Je me sens un peu gêné de déclarer mon intention - pas encore arrêtée,
pensé-je - de partir sur le Chemin. L'ambiance est celle d'un confessionnal et
je ne sais pas encore que la question du «pourquoi» ne me sera pas posée.
Prenant les devants, je tente des justifications qui, évidemment, sonnent faux.
L'homme sourit et revient à des questions pratiques : nom, prénom, date de
naissance.
Il me conduit peu à peu jusqu'au grand sujet : est-ce que je souhaite
adhérer à l'association avec le bulletin - c'est plus cher - ou sans,
c'est-à-dire en payant le minimum : il me donne les prix de chaque option. Les
quelques euros de différence lui semblent suffisamment importants pour qu'il se
lance dans une longue explication sur le contenu précis des deux formes
d'adhésion. Je mets cela sur le compte d'un désir louable de solidarité : ne
pas priver de Chemin les plus modestes. En cours de route, j'aurai l'occasion
de comprendre qu'il s'agit de bien autre chose : les pèlerins passent leur
temps à éviter de payer. Ce n'est souvent pas une nécessité, mais plutôt un
sport, un signe d'appartenance au club. J'ai vu des marcheurs, par ailleurs
prospères, faire d'interminables calculs, avant de décider s'ils commanderont
un sandwich (pour quatre) dans un bar, ou s'ils feront trois kilomètres de plus
pour l'acheter à une hypothétique boulangerie. Le pèlerin de Saint-Jacques, que
l'on appelle un Jacquet, n'est pas toujours pauvre, loin s'en faut, mais il se
comporte comme s'il l'était. On peut rattacher ce comportement à l'un des trois
voeux qui, avec la chasteté et l'obéissance, marquent depuis le Moyen Âge
l'entrée dans la vie religieuse ; on peut aussi appeler cela plus simplement de
la radinerie.