Guy de Maupassant est un écrivain français né le
5 août 1850 au château de Miromesnil à Tourville-sur-Arques
(Seine-Inférieure) et mort le 6 juillet 1893 à Paris.
Lié à Gustave Flaubert et à Émile Zola, il a marqué la
littérature française par ses six romans, dont Une vie en 1883, Bel-Ami en
1885, Pierre et Jean en 1887-1888, mais surtout par ses nouvelles, (parfois
intitulées contes), comme Boule de suif en 1880, les Contes de la bécasse
(1883) ou Le Horla (1887). Ces œuvres retiennent l’attention par leur force
réaliste, la présence importante du fantastique et par le pessimisme qui s’en
dégage le plus souvent mais aussi par la maîtrise stylistique. La carrière
littéraire de Guy de Maupassant se limite à une décennie – de 1880 à 1890 –
avant qu’il ne sombre peu à peu dans la folie et ne meure à quarante-trois ans.
Reconnu de son vivant, Guy de Maupassant conserve un renom de premier plan,
renouvelé encore par les nombreuses adaptations filmées de ses œuvres.
Le Tic
Les dîneurs entraient lentement dans la
grande salle de l'hôtel et s'asseyaient à leurs places. Les domestiques
commencèrent le service tout doucement pour permettre aux retardataires
d'arriver et pour n'avoir point à rapporter les plats; et les anciens
baigneurs, les habitués, ceux dont la saison avançait, regardaient avec intérêt
la porte chaque fois qu'elle s'ouvrait, avec le désir de voir paraître de
nouveaux visages.
C'est là la grande distraction des villes
d'eaux. On attend le dîner pour inspecter les arrivés du jour, pour deviner ce
qu'ils sont, ce qu'ils font, ce qu'ils pensent. Un désir rôde dans notre
esprit, le désir de rencontres agréables, de connaissances aimables, d'amours
peut-être. Dans cette vie de coudoiements, les voisins, les inconnus, prennent
une importance extrême. La curiosité est en éveil, la sympathie en attente et
la sociabilité en travail.
On a des antipathies d'une semaine et des
amitiés d'un mois, on voit les gens avec des yeux différents, sous l'optique
spéciale de la connaissance de ville d'eaux. On découvre aux hommes,
subitement, dans une causerie d'une heure, le soir, après dîner, sous les
arbres du parc où bouillonne la source guérisseuse, une intelligence supérieure
et des mérites surprenants, et, un mois plus tard, on a complètement oublié ces
nouveaux amis, si charmants aux premiers jours.
Là aussi se forment des liens durables et
sérieux, plus vite que partout ailleurs. On se voit tout le jour, on se connaît
très vite; et dans l'affection qui commence se mêle quelque chose de la douceur
et de l'abandon des intimités anciennes. On garde plus tard le souvenir cher et
attendri de ces premières heures d'amitié, le souvenir de ces premières
causeries par qui se fait la découverte de l'âme, de ces premiers regards qui
interrogent et répondent aux questions et aux pensées secrètes que la bouche ne
dit point encore, le souvenir de cette première confiance cordiale, le souvenir
de cette sensation charmante d'ouvrir son cœur à quelqu'un qui semble aussi
vous ouvrir le sien.
Et la tristesse de la station de bains, la
monotonie des jours tous pareils, rendent plus complète d'heure en heure cette
éclosion d'affection.
Donc, ce soir-là, comme tous les soirs,
nous attendions l'entrée de figures inconnues.
Il n'en vint que deux, mais très étranges,
un homme et une femme: le père et la fille. Ils me firent l'effet, tout de
suite, de personnages d'Edgar Poe; et pourtant il y avait en eux un charme, un
charme malheureux; je me les représentai comme des victimes de la fatalité.
L'homme était très grand et maigre, un peu voûté, avec des cheveux tout blancs,
trop blancs pour sa physionomie jeune encore; et il avait dans son allure et
dans sa personne quelque chose de grave, cette tenue austère que gardent les
protestants. La fille, âgée peut-être de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, était
petite, fort maigre aussi, fort pâle, avec un air las, fatigué, accablé. On
rencontre ainsi des gens qui semblent trop faibles pour les besognes et les
nécessités de la vie, trop faibles pour se remuer, pour marcher, pour faire
tout ce que nous faisons tous les jours. Elle était assez jolie, cette enfant,
d'une beauté diaphane d'apparition; et elle mangeait avec une extrême lenteur,
comme si elle eût été presque incapable de mouvoir ses bras.
C'était elle assurément qui venait prendre
les eaux.
Ils se trouvèrent en face de moi, de
l'autre côté de la table; et je remarquai immédiatement que le père avait un
tic nerveux fort singulier.
Chaque fois qu'il voulait atteindre un
objet, sa main décrivait un crochet rapide, une sorte de zigzag affolé, avant
de parvenir à toucher ce qu'elle cherchait. Au bout de quelques instants ce
mouvement me fatigua tellement que je détournais la tête pour ne pas le voir.
Je remarquai aussi que la jeune fille
gardait, pour manger, un gant à la main gauche.
Après dîner, j'allai faire un tour dans le
parc de l'établissement thermal. Cela se passait dans une petite station
d'Auvergne, ChâtelGuyon, cachée dans une gorge, au pied de la haute montagne,
de cette montagne d'où s'écoulent tant de sources bouillantes, venues du foyer
profond des anciens volcans. Là-bas, au-dessus de nous, les dômes, cratères
éteints, levaient leurs têtes tronquées au-dessus de la longue chaîne. Car
Châtel-Guyon est au commencement du pays des dômes.
Plus loin s'étend le pays des pics; et,
plus loin, encore, le pays des plombs.
Le puy de Dôme est le plus haut des dômes,
le pic du Sancy le plus élevé des pics, et le plomb du Cantal le plus grand des
plombs.
Il faisait très chaud ce soir-là. J'allais,
de long en large dans l'allée ombreuse, écoutant, sur le mamelon qui domine le
parc, la musique du casino jeter ses premières chansons.
Et j'aperçus, venant vers moi, d'un pas
lent, le père et la fille. Je les saluai, comme on salue dans les villes d'eaux
ses compagnons d'hôtel; et l'homme, s'arrêtant aussitôt, me demanda:
"Ne pourriez-vous, Monsieur, nous
indiquer une promenade courte, facile et jolie si c'est possible; et excusez
mon indiscrétion."
Je m'offris à les conduire au vallon où
coule la mince rivière, vallon profond, gorge étroite entre deux grandes pentes
rocheuses et boisées.
Ils acceptèrent.
Et nous parlâmes, naturellement, de la
vertu des eaux.
"Oh, disait-il, ma fille a une étrange
maladie, dont on ignore le siège. Elle souffre d'accidents nerveux
incompréhensibles. Tantôt on la croit atteinte d'une maladie de cœur, tantôt
d'une maladie de foie, tantôt d'une maladie de la moelle épinière. Aujourd'hui
on attribue à l'estomac, qui est la grande chaudière et le grand régulateur du
corps, ce mal-Protée aux mille formes et aux mille atteintes. Voilà pourquoi
nous sommes ici. Moi je crois plutôt que ce sont les nerfs. En tout cas, c'est
bien triste."
Le souvenir me vint aussitôt du tic violent
de sa main, et je lui demandai:
"Mais n'est-ce pas là de l'hérédité?
N'avez-vous pas vous même les nerfs un peu malades?"
Il répondit tranquillement:
"Moi?... Mais non... j'ai toujours eu
les nerfs très calmes…"
Puis soudain, après un silence, il reprit:
"Ah! vous faites allusion au spasme de
ma main chaque fois que je veux prendre quelque chose? Cela provient d'une
émotion terrible que j'ai eue. Figurez-vous que cette enfant a été enterrée
vivante!"
Je ne trouvai rien à dire qu'un
"Ah!" de surprise et d'émotion.
Il reprit:
Voici l'aventure. Elle est simple. Juliette
avait depuis quelque temps de graves accidents au cœur. Nous croyions à une
maladie de cet organe, et nous nous attendions à tout.
On la rapporta un jour froide, inanimée,
morte. Elle venait de tomber dans le jardin. Le médecin constata le décès. Je
veillai près d'elle un jour et deux nuits; je la mis moi-même dans le cercueil,
que j'accompagnai jusqu'au cimetière où il fut déposé dans notre caveau de
famille. C'était en pleine campagne, en Lorraine.
J'avais voulu qu'elle fût ensevelie avec
ses bijoux, bracelets, colliers, bagues, tous cadeaux qu'elle tenait de moi, et
avec sa première robe de bal.
Vous devez penser quel était l'état de mon
cœur et l'état de mon âme en rentrant chez moi. Je n'avais qu'elle, ma femme
étant morte depuis longtemps. Je rentrai seul, à moitié fou, exténué, dans ma
chambre, et je tombai dans mon fauteuil, sans pensée, sans force maintenant
pour faire un mouvement. Je n'étais plus qu'une machine douloureuse, vibrante,
un écorché; mon âme ressemblait à une plaie vive.
Mon vieux valet de chambre, Prosper, qui
m'avait aidé à déposer Juliette dans son cercueil, et à la parer pour ce
dernier sommeil, entra sans bruit et demanda:
"Monsieur veut-il prendre quelque
chose?"
Je fis "non" de la tête sans
répondre.
Il reprit:
"Monsieur a tort. Il arrivera du mal à
Monsieur. Monsieur veut-il alors que je le mette au lit?"
Je prononçai:
"Non, laisse-moi."
Et il se retira.
Combien s'écoula-t-il d'heures, je n'en
sais rien. Oh! quelle nuit! quelle nuit! Il faisait froid; mon feu s'était
éteint dans la grande cheminée; et le vent, un vent d'hiver, un vent glacé, un
grand vent de pleine gelée, heurtait les fenêtres avec un bruit sinistre et
régulier.
Combien s'écoula-t-il d'heures? J'étais là,
sans dormir, affaissé, accablé, les yeux ouverts, les jambes allongées, le
corps mou, mort, et l'esprit engourdi de désespoir. Tout à coup, la grande
cloche de la porte d'entrée, la grande cloche du vestibule tinta.
J'eus une telle secousse que mon siège
craqua sous moi. Le son grave et pesant vibrait dans le château vide comme dans
un caveau. Je me retournai pour voir l'heure à mon horloge. Il était deux
heures du matin. Qui pouvait venir à cette heure?
Et brusquement la cloche sonna de nouveau
deux coups. Les domestiques, sans doute, n'osaient pas se lever. Je pris une
bougie et je descendis. Je faillis demander:
"Qui est là?"
Puis j'eus honte de cette faiblesse; et je
tirai lentement les gros verrous. Mon cœur battait; j'avais peur. J'ouvris la
porte brusquement et j'aperçus dans l'ombre une forme blanche dressée, quelque
chose comme un fantôme.
Je reculai, perclus d'angoisse, balbutiant:
" Qui... qui... qui êtes-vous?"
Une voix répondit:
"C'est moi, père."
C'était ma fille.
Certes, je me crus fou; et je m'en allais à
reculons devant ce spectre qui entrait; Je m'en allais, faisant de la main,
comme pour le chasser, ce geste que vous avez vu tout à l'heure; ce geste qui
ne m'a plus quitté.
L'apparition reprit:
"N'aie pas peur, papa; je n'étais pas
morte. On a voulu me voler mes bagues, et on m'a coupé un doigt; le sang s'est
mis à couler, et cela m'a ranimée."
Et je m'aperçus, en effet, qu'elle était
couverte de sang.
Je tombai sur les genoux, étouffant, sanglotant,
râlant.
Puis, quand j'eus ressaisi un peu ma
pensée, tellement éperdue encore que je comprenais mal le bonheur terrible qui
m'arrivait, je la fis monter dans ma chambre, je la fis asseoir dans mon
fauteuil; puis je sonnai Prosper à coups précipités pour qu'il rallumât le feu,
qu'il préparât à boire et allât chercher des secours.
L'homme entra, regarda ma fille, ouvrit la
bouche dans un spasme d'épouvante et d'horreur, puis tomba roide mort sur le
dos.
C'était lui qui avait ouvert le caveau, qui
avait mutilé, puis abandonné mon enfant: car il ne pouvait effacer les traces
du vol. Il n'avait même pas pris soin de remettre le cercueil dans sa case, sûr
d'ailleurs de n'être pas soupçonné par moi, dont il avait toute la confiance.
Vous voyez, Monsieur, que nous sommes des
gens bien malheureux.
Il se tut.
La nuit était venue, enveloppant le petit
vallon solitaire et triste, et une sorte de peur mystérieuse m'étreignait à me
sentir auprès de ces êtres étranges, de cette morte revenue et de ce père aux
gestes effrayants.
Je ne trouvais rien à dire. Je murmurai:
"Quelle horrible chose!..."
Puis, après une minute, j'ajoutai:
"Si nous rentrions, il me semble qu'il
fait frais."
Et nous retournâmes vers l'hôtel.
14 juillet 1884