Auteur: Joan Didion
Titre Original: Blue Nights
Date de Parution : 9 janvier 2013
Éditeur : Grasset
Nombre de pages : 240
Prix : 18,60€ 17,67€
Quatrième de couverture : Après avoir érigé un inoubliable tombeau
littéraire à l’homme de sa vie (L'Année de la pensée magique), Joan Didion
adresse, dans Le Bleu de la nuit, un vibrant hommage funèbre à leur fille,
décédée quelques semaines à peine avant la parution de la Pensée magique aux
Etats-Unis. Mais qu’on ne se méprenne pas : loin d’être une « suite » de la
Pensée magique, ce récit serait plutôt son image en miroir, une variation
inversée. On y retrouve, intactes, la puissance et la singularité de l’écriture
de Didion : sèche, précise, lumineuse face à la nuit. Dans un puzzle de
réminiscences et de réflexions (sur la mort, bien sûr, mais aussi sur les
mystères de la maternité, de l’enfance, de la maladie, de la vieillesse, de la
création…), l’auteur mène un combat acharné contre les fantômes de la
mélancolie, des doutes et des regrets. Poignante sans jamais verser dans le
pathétique, d’une impitoyable honnêteté envers elle-même sans jamais céder aux
sirènes de la complaisance ou de l’impudeur, elle affirme une fois de plus, au
crépuscule de son existence, sa foi dans les forces de l’esprit et de la
littérature.
1
Sous certaines latitudes, pendant un certain laps de temps à l'approche
et au lendemain du solstice d'été, quelques semaines en tout, les crépuscules
rallongent et bleuissent. Cette période de nuits bleues n'existe pas en
Californie subtropicale, où j'ai passé la plus grande partie de l'époque dont
je vais parler ici et où les jours finissent vite, engloutis par le
rougeoiement du soleil couchant, mais elle existe à New York, où je vis
aujourd'hui. On en remarque les prémices quand le mois d'avril touche à sa fin
et que commence le mois de mai, un changement de saison, pas vraiment un redoux
- pas du tout un redoux, en vérité - mais soudain l'été paraît proche, une
possibilité, voire une promesse. On passe devant une vitrine, on marche vers
Central Park, on se retrouve baigné d'une lumière bleue ; c'est la matière même
de la lumière qui paraît bleue, et pendant une heure environ ce bleu
s'épaissit, s'intensifie alors même qu'il s'assombrit puis s'estompe, se
rapprochant pour finir du bleu des vitraux à Chartres par beau temps, ou du
bleu des rayonnements Čerenkov émis par les barres de combustible dans les
bassins des réacteurs nucléaires. C'est le moment de la journée que les
Français appelaient autrefois «l'heure bleue». Pour les Anglais, c'était «the
gloaming». Le mot lui-même, gloaming, résonne et se réverbère en une myriade
d'échos - gloaming, glimmer, glitter, glisten, glamour -, autant de
déclinaisons de la lumière dont les consonances glissantes font surgir des
images de maisons aux volets clos, de jardins enténébrés, de rivières frangées
de verdure dont les méandres se faufilent parmi les ombres. Quand vient la
saison des nuits bleues, on a l'impression que les journées n'en finissent
jamais. Et à mesure que la saison des nuits bleues se rapproche de son terme
(inexorable, inéluctable), on est saisi d'un frisson, d'une appréhension
physique, maladive, lorsqu'on s'en avise pour la première fois : la lumière
bleue s'en va, déjà les jours raccourcissent, l'été n'est plus là. Ce livre
s'appelle «Le bleu de la nuit» parce qu'à l'époque où j'ai commencé à l'écrire,
j'avais l'esprit de plus en plus souvent tourné vers la maladie, vers la fin
des promesses, le déclin des jours, l'inévitable assombrissement, l'agonie de
la clarté. Le bleu de la nuit, c'est le contraire de l'agonie de la clarté,
mais c'est aussi son avertissement.
2
Le 26 juillet 2010.
Elle fêterait aujourd'hui son anniversaire de mariage.
Il y a sept ans, jour pour jour, nous sortions de leurs boîtes les
colliers de fleurs et déversions l'eau dans laquelle le fleuriste les avait
livrés sur la pelouse devant la cathédrale St. John the Divine, sur Amsterdam
Avenue. Le paon blanc faisait la roue. Les orgues résonnaient. L'épaisse natte
qui lui tombait dans le dos était piquetée de fleurs de stéphanotis. Elle
s'était recouvert la tête d'un voile de tulle et les stéphanotis s'étaient
décrochés. On apercevait, à travers le tissu, la fleur de frangipanier qu'elle
s'était fait tatouer juste sous l'épaule. «Allons-y», avait-elle murmuré. Les
petites filles en robe diaphane, guirlandes de fleurs autour du cou, avaient
remonté la travée en sautillant et l'avaient escortée jusqu'à l'autel. Une fois
tous les mots prononcés, les petites filles avaient franchi avec elle les
portes de la cathédrale et, passant devant les paons (les deux paons d'un
bleu-vert scintillant et l'unique paon blanc), l'avaient suivie jusqu'au
presbytère. Il y avait des sandwichs au concombre et au cresson, un gâteau
couleur pêche de chez Payard, du Champagne rosé.
Tout cela selon son choix.
Un choix sentimental. Des choses dont elle se souvenait.
Je m'en souvenais, moi aussi.
(...)