Guy de Maupassant est un écrivain français né le
5 août 1850 au château de Miromesnil à Tourville-sur-Arques1
(Seine-Inférieure) et mort le 6 juillet 1893 à Paris.
Lié à Gustave Flaubert et à Émile Zola, il a marqué la
littérature française par ses six romans, dont Une vie en 1883, Bel-Ami en
1885, Pierre et Jean en 1887-1888, mais surtout par ses nouvelles, (parfois
intitulées contes), comme Boule de suif en 1880, les Contes de la bécasse
(1883) ou Le Horla (1887). Ces œuvres retiennent l’attention par leur force
réaliste, la présence importante du fantastique et par le pessimisme qui s’en
dégage le plus souvent mais aussi par la maîtrise stylistique. La carrière littéraire
de Guy de Maupassant se limite à une décennie – de 1880 à 1890 – avant qu’il ne
sombre peu à peu dans la folie et ne meure à quarante-trois ans. Reconnu de son
vivant, Guy de Maupassant conserve un renom de premier plan, renouvelé encore
par les nombreuses adaptations filmées de ses œuvres.
La Peur
à J.-K. Huysmans
On remonta
sur le pont après dîner. Devant nous, la Méditerranée n'avait pas un frisson
sur toute sa surface qu'une grande lune calme moirait. Le vaste bateau
glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé d'étoiles, un gros serpent
de fumée noire ; et, derrière nous, l'eau toute blanche, agitée par le passage rapide
du lourd bâtiment, battue par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait
tant de clartés qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.
Nous étions
là, six ou huit, silencieux, admirant, l'oeil tourné vers l'Afrique lointaine
où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare au milieu de nous, reprit
soudain la conversation du dîner.
- Oui, j'ai
eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce rocher dans le
ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été recueillis, vers le
soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut.
Alors un
grand homme à figure brûlée, à l'aspect grave, un de ces hommes qu'on sent
avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers incessants, et dont
l'oeil tranquille semble garder, dans sa profondeur, quelque chose des paysages
étranges qu'il a vus ; un de ces hommes qu'on devine trempés dans le courage,
parla pour la première fois :
- Vous
dites, commandant, que vous avez eu peur ; je n'en crois rien. Vous vous trompez
sur le mot et sur la sensation que vous avez éprouvée. Un homme énergique n'a
jamais peur en face du danger pressant. Il est ému, agité, anxieux ; mais la
peur, c'est autre chose. Le commandant reprit en riant :
- Fichtre !
je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi.
Alors
l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente :
-
Permettez-moi de m'expliquer ! La peur (et les hommes les plus hardis peuvent
avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation atroce, comme une
décomposition de l'âme, un spasme affreux de la pensée et du coeur, dont le
souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais cela n'a lieu, quand on est
brave, ni devant une attaque, ni devant la mort inévitable, ni devant toutes
les formes connues du péril : cela a lieu dans certaines circonstances
anormales, sous certaines influences mystérieuses en face de risques vagues. La
vraie peur, c'est quelque chose comme une réminiscence des terreurs
fantastiques d'autrefois. Un homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine
apercevoir un spectre dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son
épouvantable horreur.
Moi, j'ai
deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai ressentie,
l'hiver dernier, par une nuit de décembre.
Et,
pourtant, j'ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui semblaient
mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai été laissé pour mort par des voleurs.
J'ai été condamné, comme insurgé, à être pendu, en Amérique, et jeté à la mer
du pont d'un bâtiment sur les côtes de Chine. Chaque fois je me suis cru perdu,
j'en ai pris immédiatement mon parti, sans attendrissement et même sans
regrets.
Mais la
peur, ce n'est pas cela.
Je l'ai
pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord ; le soleil la
dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, Messieurs. Chez les
Orientaux, la vie ne compte pour rien ; on est résigné tout de suite ; les
nuits sont claires et vides des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux
dans les pays froids. En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la
peur.
Eh bien !
voici ce qui m'est arrivé sur cette terre d'Afrique :
Je
traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est là un des plus étranges
pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des interminables
plages de l'Océan. Eh bien ! figurez-vous l'Océan lui-même devenu sable au
milieu d'un ouragan ; imaginez une tempête silencieuse de vagues immobiles en
poussière jaune. Elles sont hautes comme des montagnes, ces vagues inégales,
différentes, soulevées tout à fait comme des flots déchaînés, mais plus grandes
encore, et striées comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans
mouvement, le dévorant soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il
faut gravir ces lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans
cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu'aux
genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des surprenantes collines.
Nous étions
deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec leurs chameliers.
Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de fatigue, et désséchés de soif
comme ce désert ardent. Soudain un de nos hommes poussa une sorte de cri ; tous
s'arrêtèrent ; et nous demeurâmes immobiles, surpris par un inexplicable
phénomène, connu des voyageurs en ces contrées perdues.
Quelque
part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour battait, le
mystérieux tambour des dunes ; il battait distinctement, tantôt plus vibrant,
tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son roulement fantastique.
Les Arabes,
épouvantés, se regardaient ; et l'un dit, en sa langue : "La mort est sur
nous". Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami, presque mon frère,
tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une insolation.
Et pendant
deux heures, pendant que j'essayais en vain de la sauver, toujours ce tambour
insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit monotone, intermittent et
incompréhensible ; et je sentais glisser dans mes os la peur, la vraie peur, la
hideuse peur, en face de ce cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil
entre quatre monts de sable, tandis que l'écho inconnu nous jetait, à deux cents
lieues de tout village français, le battement rapide du tambour.
Ce jour-là,
je compris ce que c'était que d'avoir peur ; je l'ai su mieux encore une autre
fois...
Le
commandant interrompit le conteur :
- Pardon,
Monsieur, mais ce tambour ? Qu'était-ce ?
Le voyageur
répondit :
- Je n'en
sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent par ce bruit
singulier, l'attribuent généralement à l'écho grossi, multiplié, démesurément
enflé par les vallonnements des dunes, d'une grêle de grains de sable emportés
dans le vent et heurtant une touffe d'herbes sèches ; car on a toujours
remarqué que le phénomène se produit dans le voisinage de petites plantes
brûlées par le soleil, et dures comme du parchemin.
Ce tambour
ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voilà tout. Mais je n'appris cela
que plus tard.
J'arrive à
ma seconde émotion.
C'était
l'hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La nuit vint deux
heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J'avais pour guide un paysan qui
marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous une voûte de sapins dont le
vent déchaîné tirait des hurlements. Entre les cimes, je voyais courir des
nuages en déroute, des nuages éperdus qui semblaient fuir devant une épouvante.
Parfois, sous une immense rafale, toute la forêt s'inclinait dans le même sens
avec un gémissement de souffrance ; et le froid m'envahissait, malgré mon pas
rapide et mon lourd vêtement.
Nous devions
souper et coucher chez un garde forestier dont la maison n'était plus éloignée
de nous. J'allais là pour chasser.
Mon guide,
parfois, levait les yeux et murmurait : "Triste temps !". Puis il me
parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un braconnier deux
ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait sombre, comme hanté d'un
souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec lui.
Les ténèbres
étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour de moi, et toute la
branchure des arbres entre-choqués emplissait la nuit d'une rumeur incessante.
Enfin, j'aperçus une lumière, et bientôt mon compagnon heurtait une porte. Des
cris aigus de femmes nous répondirent. Puis, une voix d'homme, une voix
étranglée, demanda : "Qui va là ?". Mon guide se nomma. Nous
entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau.
Un vieil
homme à cheveux blancs, à l'oeil fou, le fusil chargé dans la main, nous
attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux grands gaillards,
armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai dans les coins sombres deux
femmes à genoux, le visage caché contre le mur.
On
s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de préparer ma
chambre ; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me dit brusquement :
-
Voyez-vous, Monsieur, j'ai tué un homme, voilà deux ans, cette nuit. L'autre
année, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.
Puis il
ajouta d'un ton qui me fit sourire :
- Aussi,
nous ne sommes pas tranquilles.
Je le
rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là, et d'assister
au spectacle de cette terreur superstitieuse.
Je racontai
des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde.
Près du
foyer, un vieux chien, presque aveugle et moustachu, un de ces chiens qui
ressemblent à des gens qu'on connaît, dormait le nez dans ses pattes.
Au-dehors,
la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un étroit carreau, une
sorte de judas placé près de la porte, je voyais soudain tout un fouillis
d'arbres bousculés par le vent à la lueur de grands éclairs.
Malgré mes
efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces gens, et chaque
fois que je cessais de parler, toutes les oreilles écoutaient au loin. Las
d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais demander à me coucher, quand le
vieux garde tout à coup fit un bond de sa chaise, saisit de nouveau son fusil,
en bégayant d'une voix égarée : "Le voilà ! le voilà ! Je l'entends
!". Les deux femmes retombèrent à genoux dans leurs coins en se cachant le
visage ; et les fils reprirent leurs haches. J'allais tenter encore de les
apaiser, quand le chien endormi s'éveilla brusquement et, levant sa tête,
tendant le cou, regardant vers le feu de son oeil presque éteint, il poussa un
de ces lugubres hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la
campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant immobile,
dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se remit à hurler vers
quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans doute, car tout son poil
se hérissait. Le garde, livide cria : "Il le sent ! il le sent ! il était
là quand je l'ai tué". Et les deux femmes égarées se mirent, toutes les
deux, à hurler avec le chien.
Malgré moi,
un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision de l'animal dans ce
lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus, était effrayant à voir.
Alors,
pendant une heure, le chien hurla sans bouger ; il hurla comme dans l'angoisse
d'un rêve ; et la peur, l'épouvantable peur entrait en moi ; la peur de quoi ?
Le sais-je ? C'était la peur, voilà tout.
Nous
restions immobiles, livides, dans l'attente d'un évènement affreux, l'oreille
tendue, le coeur battant, bouleversés au moindre bruit. Et le chien se mit à
tourner autour de la pièce, en sentant les murs et gémissant toujours. Cette
bête nous rendait fous ! Alors, le paysan qui m'avait amené, se jeta sur elle,
dans une sorte de paroxysme de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant
sur une petite cour jeta l'animal dehors.
Il se tut
aussitôt ; et nous restâmes plongés dans un silence plus terrifiant encore. Et
soudain tous ensemble, nous eûmes une sorte de sursaut : un être glissait
contre le mur du dehors vers la forêt ; puis il passa contre la porte, qu'il
sembla tâter, d'une main hésitante ; puis on n'entendit plus rien pendant deux
minutes qui firent de nous des insensés ; puis il revint, frôlant toujours la
muraille ; et il gratta légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ;
puis soudain une tête apparut contre la vitre du judas, une tête blanche avec
des yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son
indistinct, un murmure plaintif.
Alors un
bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait tiré. Et aussitôt
les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en dressant la grande table
qu'ils assujettirent avec le buffet.
Et je vous
jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point, j'eus une telle
angoisse du coeur, de l'âme et du corps, que je me sentis défaillir, prêt à
mourir de peur.
Nous
restâmes là jusqu'à l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot, crispés
dans un affolement indicible.
On n'osa
débarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un auvent, un mince
rayon de jour.
Au pied du
mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée d'une balle.
Il était
sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.
L'homme au
visage brun se tut ; puis il ajouta :
- Cette
nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger ; mais j'aimerais mieux recommencer
toutes les heures où j'ai affronté les plus terribles périls, que la seule
minute du coup de fusil sur la tête barbue du judas.
23 octobre 1882