Guy de Maupassant est un écrivain français né le 5 août 1850 au château de Miromesnil à Tourville-sur-Arques1 (Seine-Inférieure) et mort le 6 juillet 1893 à Paris.
Lié à Gustave Flaubert et à Émile Zola, il a marqué la littérature française par ses six romans, dont Une vie en 1883, Bel-Ami en 1885, Pierre et Jean en 1887-1888, mais surtout par ses nouvelles, (parfois intitulées contes), comme Boule de suif en 1880, les Contes de la bécasse (1883) ou Le Horla (1887). Ces œuvres retiennent l’attention par leur force réaliste, la présence importante du fantastique et par le pessimisme qui s’en dégage le plus souvent mais aussi par la maîtrise stylistique. La carrière littéraire de Guy de Maupassant se limite à une décennie – de 1880 à 1890 – avant qu’il ne sombre peu à peu dans la folie et ne meure à quarante-trois ans. Reconnu de son vivant, Guy de Maupassant conserve un renom de premier plan, renouvelé encore par les nombreuses adaptations filmées de ses œuvres.
Auprès d'un mort
Il s'en allait mourant,
comme meurent les poitrinaires. Je le voyais chaque jour s'asseoir, vers deux
heures, sous les fenêtres de l'hôtel, en face de la mer tranquille, sur un banc
de la promenade. Il restait quelque temps immobile dans la chaleur du soleil,
contemplant d'un oeil morne la Méditerranée. Parfois il jetait un regard sur la
haute montagne aux sommets vaporeux, qui enferment Menton ; puis il croisait,
d'un mouvement très lent, ses longues jambes si maigres qu'elles semblaient
deux os, autour desquels flottait le drap du pantalon, et il ouvrait un livre,
toujours le même.
Alors il ne remuait plus, il lisait, il
lisait de l'oeil et de la pensée ; tout son pauvre corps expirant semblait
lire, toute son âme s'enfonçait, se perdait, disparaissait dans ce livre
jusqu'à l'heure où l'air rafraîchi le faisait un peu tousser. Alors il se
levait et rentrait.
C'était un grand Allemand à barbe blonde,
qui déjeunait et dînait dans sa chambre, et ne parlait à personne.
Une vague curiosité m'attira vers lui. Je
m'assis un jour à son côté, ayant pris aussi, pour me donner une contenance, un
volume des poésies de Musset.
Et je me mis à parcourir Rolla.
Mon voisin me dit tout à coup, en bon
français :
"Savez-vous l'allemand, Monsieur ?
- Nullement, Monsieur.
- Je le regrette. Puisque le hasard nous
met côte à côte, je vous aurais prêté, je vous aurais fait voir une chose
inestimable : ce livre que je tiens là.
- Qu'est-ce donc ?
- C'est un exemplaire de mon maître
Schopenhauer, annoté de sa main. Toutes les marges, comme vous le voyez, sont
couvertes de son écriture."
Je pris le livre avec respect et je
contemplai ces formes incompréhensibles pour moi, mais qui révélaient
l'immortelle pensée du plus grand saccageur de rêves qui ait passé sur la
terre.
Et les vers de Musset éclatèrent dans la
mémoire :
Dors-tu content,
Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encore sur
tes os décharnés ?
Et je comparais involontairement le
sarcasme enfantin, le sarcasme religieux de Voltaire à l'irrésistible ironie du
philosophe allemand dont l'influence est désormais ineffaçable.
Qu'on proteste ou qu'on se fâche, qu'on
s'indigne ou qu'on s'exalte, Schopenhauer a marqué l'humanité du sceau de son
dédain et de son désenchantement.
Jouisseur désabusé, il a renversé les
croyances, les espoirs, les poésies, les chimères, détruit les aspirations,
ravagé la confiance des âmes, tué l'amour, abattu le culte idéal de la femme,
crevé les illusions des coeurs, accompli la plus gigantesque besogne de
sceptique qui ait jamais été faite. Il a tout traversé de sa moquerie, et tout
vidé. Et aujourd'hui même, ceux qui l'exècrent semblent porter, malgré eux, en
leurs esprits, des parcelles de sa pensée.
"Vous avez donc connu particulièrement
Schopenhauer ?" dis-je à l'Allemand.
Il sourit tristement.
- Jusqu'à sa mort, Monsieur.
Et il me parla de lui, il me raconta
l'impression presque surnaturelle que faisait cet être étrange à tous ceux qui
l'approchaient.
Il me dit l'entrevue du vieux démolisseur
avec un politicien français, républicain doctrinaire, qui voulut voir cet homme
et le trouva dans une brasserie tumultueuse, assis au milieu de disciples, sec,
ridé, riant d'un inoubliable rire, mordant et déchirant les idées et les
croyances d'une seule parole, comme un chien d'un coup de dents déchire les
tissus avec lesquels il joue.
Il me répéta le mot de ce Français, s'en
allant effaré, épouvanté, et s'écriant :
"J'ai cru passer une heure avec le
diable."
Puis il ajouta :
"Il avait, en effet, Monsieur, un
effrayant sourire qui nous fit peur, même après sa mort. C'est une anecdote
presque inconnue que je peux vous conter si elle vous intéresse."
Et il commença, d'une voix fatiguée, que
les quintes de toux interrompaient par moments :
- Schopenhauer venait de mourir, et il fut
décidé que nous le veillerions tour à tour, deux par deux, jusqu'au matin.
Il était couché dans une grande chambre
très simple, vaste et sombre. Deux bougies brûlaient sur la table de nuit.
C'est à minuit que je pris la garde, avec
un de nos camarades. Les deux amis que nous remplacions sortirent, et nous
vînmes nous asseoir au pied du lit.
La figure n'était point changée. Elle
riait. Ce pli que nous connaissions si bien se creusait au coin des lèvres, et
il nous semblait qu'il allait ouvrir les yeux, remuer, parler. Sa pensée ou
plutôt ses pensées nous enveloppaient ; nous nous sentions plus que jamais dans
l'atmosphère de son génie, envahis, possédés par lui. Sa domination nous
semblait même plus souveraine maintenant qu'il était mort. Un mystère se mêlait
à la puissance de cet incomparable esprit.
Le corps de ces hommes-là disparaît, mais
ils restent, eux ; et, dans la nuit qui suit l'arrêt de leur coeur, je vous
assure, Monsieur, qu'ils sont effrayants.
Et, tout bas, nous parlions de lui, nous
rappelant des paroles, des formules, ces surprenantes maximes qui semblent des
lumières jetées, par quelques mots, dans les ténèbres de la Vie inconnue.
"Il me semble qu'il va parler",
dit mon camarade. Et nous regardions, avec une inquiétude touchant à la peur,
ce visage immobile et riant toujours.
Peu à peu nous nous sentions mal à l'aise,
oppressés, défaillants. Je balbutiai :
"Je ne sais pas ce que j'ai, mais je
t'assure que je suis malade."
Et nous nous aperçûmes alors que le cadavre
sentait mauvais.
Alors mon compagnon me proposa de passer
dans la chambre voisine, en laissant la porte ouverte ; et j'acceptai.
Je pris une des bougies qui brûlaient sur
la table de nuit et je laissai la seconde, et nous allâmes nous asseoir à
l'autre bout de l'autre pièce, de façon à voir de notre place le lit et le
mort, en pleine lumière.
Mais il nous obsédait toujours ; on eût dit
que son être immatériel, dégagé, libre, tout-puissant et dominateur, rôdait
autour de nous. Et parfois aussi l'odeur infâme du corps décomposé nous
arrivait, nous pénétrait, écoeurante et vague.
Tout à coup, un frisson nous passa dans les
os : un bruit, un petit bruit était venu de la chambre du mort. Nos regards
furent aussitôt sur lui, et nous vîmes, oui, Monsieur, nous vîmes parfaitement,
l'un et l'autre, quelque chose de blanc courir sur le lit, tomber à terre sur
le tapis, et disparaître sous un fauteuil.
Nous fûmes debout avant d'avoir eu le temps
de penser à rien, fous d'une terreur stupide, prêts à fuir. Puis nous nous
sommes regardés. Nous étions horriblement pâles. Nos coeurs battaient à
soulever le drap de nos habits. Je parlai le premier.
"Tu as vu ?...
-
Oui, j'ai vu.
- Est-ce qu'il n'est pas mort ?
- Mais puisqu'il entre en putréfaction ?
- Qu'allons-nous faire ?"
Mon compagnon prononça en hésitant :
"Il faut aller voir."
Je pris notre bougie, et j'entrai le
premier, fouillant de l'oeil toute la grande pièce aux coins noirs. Rien ne
remuait plus ; et je m'approchai du lit. Mais je demeurai saisi de stupeur et
d'épouvante : Schopenhauer ne riait plus ! Il grimaçait d'une horrible façon,
la bouche serrée, les joues creusées profondément. Je balbutiai :
"Il n'est pas mort !"
Mais l'odeur épouvantable me montait au
nez, me suffoquait. Et je ne remuais plus, le regardant fixement, effaré comme
devant une apparition.
Alors mon compagnon, ayant pris l'autre
bougie, se pencha. Puis il me toucha le bras sans dire un mot. Je suivis son
regard, et j'aperçus à terre, sous le fauteuil à côté du lit, tout blanc sur le
sombre tapis, ouvert comme pour mordre, le râtelier de Schopenhauer.
Le travail de la décomposition, desserrant
les mâchoires, l'avait fait jaillir de la bouche.
"J'ai eu vraiment peur ce jour-là,
Monsieur."
Et, comme le soleil s'approchait de la mer
étincelante, l'Allemand phtisique se leva, me salua, et regagna l'hôtel.
30 janvier 1883