La Contrebasse, Patrick Süskind

Non, vraiment on ne nait pas contrebassiste. n le devient, pas par voies détournées, par effet du hasard et de la déception. Je peux bien dire que chez nous, à l'orchestre National, sur huit contrebassistes il n'y en à pas un qui n'ait été malmené par la vie et qui ne porte sur le visage les traces des blessures qu'il en a reçues. Une destinée de contrebassiste typique, c'est par exemple la mienne: un père dominateur, fonctionnaire, aucun sens artistique; une mère faible, jouant de la flûte et passionnée par tous les arts; l'enfant que j'étais idolâtrait sa mère; ma mère n'avait d'yeux que pour mon père; mon père adorait ma petite sœur; et moi personne ne m'aimait... Je parle, subjectivement bien sûr. Par haine pour mon père, je décidait de ne pas être fonctionnaire, mais artiste, mais pour me venger de ma mère, je choisis l'instrument le plus grand, le plus encombrant, le moins fait pour jouer en solo; et pour le vexer quasi mortellement, tout en faisant un pied de nez à mon père dans sa tombe, voilà que je deviens tout de même fonctionnaire: contrebassiste à l'Orchestre National, troisième pupitre.